lundi 31 mars 2008

Emue par la muco. J. Heuchel

le 31.03.90

La journée fut riche en événements. Déjà la veille, la jeune Christelle est revenue à Giens en convalescence de greffe. Elle qui avait peur de l'intervention et qui enviait le calme de Jean-Jacques à affronter ses angoisses, elle les a vaincues. Elle rayonne de santé, de joie, de soulagement. Bien sûr elle est fatiguée, elle a perdu deux kilos après la greffe, mais elle les reprendra vite. Bien sûr elle ne parle pas trop de son séjour à la Timone mais ses yeux (avec le masque anticontamination on ne voit pas son nez ni sa bouche) trahissent une véritable joie. Cela m'emplit d'espoir. Par contre la petite Anne Croce a l'air beaucoup affaiblie. Il faut dire qu'elle a attendu, intubée en réanimation, la greffe pendant plusieurs jours, alors que Christelle marchait encore lorsqu'elle a été transplantée. De plus, elle doit seulement réaliser maintenant à quel point Maud lui manquera à l'avenir. Maud, sa soeur décédée une dizaine de jours avant sa greffe faute d'avoir pu trouver un donneur... J'espère qu'elle remontera la pente, mais la côte est raide. Enfin, elle a déjà le soutien de ses parents, qui sont exemplaires, pour reconstruire sa vie.
C'est aussi hier que j'ai donné à la surveillante du service mon autorisation de greffe. cette fois-ci, si Noirclerc se plante et loupe ma greffe, mes parents ne pourront même pas leur faire un procès !
Mais je m'égare. Aujourd'hui donc j'ai été invité par les Siméoni, parents de Laurent greffé en mars 1989, à passer la journée avec eux. Ce fut très agréable, ces gens sont vraiment (eux aussi !) exemplaires. Ils sont sensés, généreux, simples (c'est à dire qu'ils ne te disent pas quarante fois par jours qu'ils ont été très fort lors de la greffe de leur fils - même si c'est vrai), ouverts et compréhensifs, mais surtout dynamiques. A tel point qu'ils m'ont emmené voir un match de volley-ball où jouait Olivier, leur fils aîné qui lui n'a pas la mucoviscidose. Or, depuis que je connais le sens du mot sport, je le hais. C'est de la jalousie, je le sais, mais il n'empêche que de voir des types passer leur loisir à se renvoyer une baballe en l'air, çà me sidère. En fait, çà m'énerve et çà m'ennuie. Pourtant l'esprit sportif - tenter de se surpasser, être beau joueur, vouloir s'améliorer - s'accorde assez bien avec mes ambitions. Mais je ne pratique cela que d'un point de vue mental, d'autres diront psychologique.
Donc, m'ennuyant ferme, je suis sorti prendre l'air hors du gymnase. A peine sorti j'ai remarqué trois ou quatre jeunes filles (entre 11 et 13 ans, ai-je su plus tard) se moquer de moi. Mon look de muco les amusait beaucoup. Ma chemise trop grande, ma maigreur, mon air indifférent et paumé les ont beaucoup fait rire. finalement, l'une d'elle est venue vers moi et m'a dit :
"Eh, y'a ma copine qui voudrait sortir avec toi.
- Je suis trop cher, ai-je répondu.
- T'es déjà sorti avec une fille ? T'as une copine ?
- Oui pour la première et non pour la seconde. je suis célibataire parce que je n'ai pas les moyens d'entretenir une fille, ni de lui faire des cadeaux. "
Et la conversation s'est arrêtée là.
De retour dans la salle, elles m'ont à nouveau branché :
"Eh, t'as quel âge ?
- 19.
- C'est pas vrai, tu te fous de moi."
Là j'ai sorti mon permis de conduire. J'étais vexé. J'ai l'habitude, mais je n'aime pas qu'on me prenne pour un gosse de 14 ans. La conversation était lancée. Devant l'énigme de la contradiction entre mon physique et mes papiers d'identité, elles ont voulu en savoir plus.
Au départ, j'ai éludé les questions, leur racontant que je squattais chez un pote à Giens, que j'avais arrêté les études en terminale parce que ça m'avait trop fait chier, etc. mais elles m'ont paru finalement sympathiques et j'ai fini par leur dire, en quelques phrases, que si j'avais 19 ans, je n'en aurai peut-être jamais 20; que j'étais à l'hôpital depuis trois mois et que mon seul espoir était la greffe. Le tout balancé froidement, sans préambule.
En cet instant, elles sont passées de la moquerie à l'incrédulité et à la tristesse. C'est vraiment amusant de voir la tête des gens quand ils réalisent qu'ils parlent à un type qui peut claquer à chaque instant (un bon pneumo, une belle hémoptysie). D'un seul coup, elles ont vu qu'un type qui avait presque leur âge (et qui en plus paraissait leur âge) pouvait crever. L'image de leur propre mort leur est revenue en pleine face sans qu'elles s'en rendent compte. Enfin, après avoir vu mon cathlon, mes cicatrices, mes marques de piqûres et le reste, elles ont été convaincues. D'autant que les incohérences de mon premier baratin s'éclaircissaient à la lumière de cette histoire. Finalement, elles étaient sympa, elles se sont même excusées plusieurs fois de s'être foutues de ma gueule et m'ont souhaité bonne chance. Elles ont même essayé de me remonter le moral (et le leur par la même occasion). Puis, le match de volley achevé, je suis reparti. Et ce soir, tandis que je repense à elles, je réalise que moi aussi j'ai été marqué par elles. Pourtant la plus intelligente a 13 ans et est en sixième ! Mais elles avaient une innocence qui m'a ému. D'un coup elles ont réalisé leur chance. Mais l'une d'elle m'as dit quand je lui est expliqué que la mucoviscidose n'était pas contagieuse: "Toute façon c'est pas grave. J'm'en fou d'être comme toi".
Avait-elle des envies suicidaires ? Je ne sais pas. Avait-elle réellement compris ce qu'est la muco ? Je pense que oui. Alors j'ai la faiblesse de croire que je l'ai émue et qu'aujourd'hui elle a pris une leçon sur la vie. J'aime à penser qu'elle a compris que la chance ne fait rien à l'affaire. L'important c'est d'essayer de vivre le mieux possible, le plus longtemps possible. De faire ce qu'on peut pour aider les autres et se perfectionner soi-même. L'important, c'est ce qu'il y a en nous. N'importe quel brute de deux mètres n'est qu'une lavette si elle n'essaie pas de résister à une brute de deux mètres dix. Il faut affronter les emmerdes à bras le corps, si possible aider les autres à les affronter pour pouvoir mériter le respect d'autrui et pour se respecter soi-même. Mais il faut aussi savoir profiter des bons moments quand ils sont là et aujourd'hui fut un bon moment de vingt-quatre heures.

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