samedi 31 mai 2008

Un greffon J. Heuchel

le 31.05.90

Jean-Jacques est en train de se faire greffer !!! ça y est !!! Ils l'ont emmené au bloc vers 10 heures. A l'heure qu'il est, il a les poumons qui prennent l'air.
Je suis encore sous le choc plus de quatre heures après son départ de Giens. Depuis dix-neuf mois qu'il attendait, voir enfin la greffe est comme irréel, trop extraordinaire pour être vrai. Et pourtant...
Lorsqu'il a su qu'il avait un greffon, Jean-Jacques a explosé de joie, il est parti comme un fou, courant avec sa perfusion chercher une carte téléphonique pour prévenir sa famille et m'a crié en passant :"Johann, ça y est, c'est bon !" Le temps que je réalise, il était déjà passé.
Il s'est écoulé une heure entre cet instant et celui où il est monté dans l'ambulance, escorté par les motards de la gendarmerie nationale, pour rejoindre l'hélicoptère qui devait l'emmener à la Timone. ça a été une heure folle. On courait dans tous les sens, à la fois surexcités et inutiles. car que pouvions-nous faire ? Jean-Jacques a rassemblé ses affaires, pris ses cassettes de U2, s'est isolé cinq minutes avec sa copine, puis les internes sont venus le chercher. Il est monté au troisième étage où on lui a injecté le premier "tranquilisant-euphorisant". puis, les motards et le SAMU sont arrivés J'ai eu juste le temps de prendre quelques photos.
C'était un moment magique, inoubliable.
Les infirmières et les malades étaient tous au balcon pour le voir partir. Les copains qui habitent à Hyères sont venus aussi. Tout le monde était là ! Il est monté dans l'ambulance, a râlé parce qu'il était déjà allongé, a embrassé Laetitia. la porte de l'ambulance s'est refermée et il est parti...
Il est parti souriant, rigolant même et confiant. Il avait depuis trop longtemps pesé le pour et le contre pour hésiter ou prendre peur. Il a foncé tête baissée. Avant de partir il nous a même demandé si on avait un message pour les "potes d'en haut" comme il dit, au cas où il les rejoindrait.
Il a aussi dit, quelques instants après, un truc du style : "Même si je claque, j'men fou." Il m'a scié. Il ne s'est pas démonté. ce type est un tank. On aurait pu croire qu'il les aurait à zéro, mais non, il ne s'est pas démonté ! Il a fait de l'humour noir jusqu'au bout. Sacré Jean-Jacques !
D'autres, Christophe, François et Laetitia l'ont ensuite rejoint à la Timone. Laetitia m'a téléphoné de l'hôpital à 10 heures. Elle m'a dit qu'il avait toujours le moral. lorsqu'elle m'a appelé, Jean-Jacques était descendu au bloc depuis moins de dix minutes.
Moi, je ne suis pas allé avec eux là-bas.
On avait pas de permission après 21 h 30... Et l'opération va durer jusqu'à demain matin 7 heures...
Laetitia, elle, est partie quand même. Elle est y allée avec François (hospitalisé de jour) et Christophe (qui n'est pas à l'hosto). Le temps que je me décide entre mon respect des lois et de mon désir de rester avec Jean-Jacques, ils étaient partis.
Du coup, je suis là ce soir, devant une feuille, à coucher mes pensées par écrit.
Il est 11 h 37. j'écris à la lumière de ma lampe individuelle. Le walkman sur les oreilles me débite du Eurythmics et mon ventre est noué comme un vieux tronc d'arbre. maintenant je ne dors plus seul. Stéphene Adam et Frédéric Janots sont arrivés et dorment dans ma chambre. Malgré ma répugnance à avouer aux gens que je tiens un journal, j'ai écrit devant eux. Maintenant ils essaient de dormir. Je ne peux pas. Pas déjà. J'ai bu trop de café. J'attend demain.
Ce soir, l'oscillation s'est arrêtée. demain, elle sera plus forte que jamais. Dans un sens ou dans l'autre, elle sera titanesque.
Pour moi, Jean-Jacques, outre un ami, est un symbole. Il était là en mars 89 quand j'ai débarqué au Coty, dans cet ambiance si particulière que j'essaie péniblement de retranscrire. Il attendait déjà depuis longtemps. C'est lui qui m'a permis de m'intégrer au groupe muco. C'est lui qui m'a fait découvrir les coins sympa et les restos valables.
Jean-Jacques est un peu comme un grand frère pour moi. D'ailleurs, sa petite amie Laetitia me l'a dit ce matin encore. Que Jean-Jacques soit greffé, c'est comme si j'entrais dans le troisième millénaire. Il attendait depuis si longtemps avec moi. Il a été tant de fois déçu. ce soir, je suis dans un état indescriptible : bouffé par la joie et l'angoisse comme jamais. j'ai déjà connu plusieurs fois cette sensation, ce suspense qui ne prend fin que lorsque le malade sort de la salle d'opération, mais jamais le malade ne m'a été aussi proche. Bien sûr, la mort d'Eric Chabaud m'a peiné (et plus que je ne l'ai tout d'abord cru), mais si Jean-Jacques y restait je ne sais pas si je pourrais trouver la force de continuer.
Putain de Dieu, Jean-Jacques, accroche-toi !
T'as pas attendu deux ans pour crever comme un con !
J'ai confiance en toi. Tu es un vrai tank. Et un tank ça traverse tout !
11 h 54 : Noirclerc doit tailler dans le bifteck. Ah ! Si on s'en sort tous les deux, on fera la plus grande des mega fiestas de la décennie. A côté, le 14 juillet de Jean-Paul Goude aura l'air d'un défilé de majorettes à Pétaouchnock !
Mais, pour l'instant, c'est l'attente. l'attente qui ne prendra fin qu'à mon réveil (si je dors !).
L'oscillation est suspendue.
En tout cas une chose est sûre : ce soir, j'emmerde la mucoviscidose !!!

lundi 26 mai 2008

Maldoror J. Heuchel

le 26.05.90

10 h 49. Cela fait cinq jours que je suis ici. J'ai commencé mes perfusions ce matin car les résultats des examens sont arrivés hier. Je ne suis sensible qu'à un seul antibiotique : le Tienam. Saloperie que ce truc-là !
La perfusion dure au minimum trois heures matin et soir. Et il faut monter à l'étage supérieur (là où se trouve la salle des soins) quatre fois. Bien sûr, ce n'est pas la fin du monde. Mais c'est la fin de la tranquillité.
En outre, avec mes veines pourries, les infirmières ont du mal à me piquer. pour éviter cela, on a coutume de poser des cathlons, des aiguilles en plastique anti-infection, qui restent en place une vingtaine de jours environ. Mais, ce matin, l'infirmière n'y est pas arrivée : du coup, là où elle a piquée, j'ai un superbe bleu. D'ailleurs, si je vous raconte tout ça, c'est parce qu'il me gêne précisément pour écrire. C'est la galère.
En dehors de ses ennuis techniques, qui toutefois une grande importance quand on a des perfusions un jour sur deux dans l'année, l'ambiance est sympa.
Repartir chez moi m'a fait du bien. Je me suis calmé. Je ne m'énerve plus pour un oui ou pour un non. Par contre, ça ma filé le cafard de revenir ici. Je pense souvent à ma chambre ensoleillée par un rayon printanier. Le vasistas laisse une emprunte lumineuse sur le parquet ou le chat, allongé de tout son long, rêvasse paisiblement.
Je m'imagine sur ma bonne vieille table, lisant une bonne BD tout en écoutant RVS, la radio locale, débiter des disques à la mode.
Rêveries. Rêveries que tout cela.
On dirait un journal pour midinette amoureuse !
Vite, pallions ce problème qui risquerait de nuire à la sombre atmosphère de ce récit.
Et voilà que maintenant je plagie "les chants de Maldoror". Je ne sais vraiment que "pomper" sur ce qui existe déjà.
Je me console en me disant qu'il faut mieux pomper Lautréamont qu'Hellen Mac Culloch. Lautréamont dont j'ai fini la lecture lundi dernier. Il faut que je parle de ce bouquin. C'est vital.
D'ailleurs, ce qui va suivre je l'ai déjà écrit à Stéphane Adam qui m'a offert le livre suscité.
Les chants, donc, lui ai-je écrit, sont une succession de poèmes en prose narrant les épisodes de l'errance de Maldoror, personnage énigmatique et charismatique. Maldoror, être cruel, vil, pervers, impitoyable, et j'en passe (et des meilleures !), voue une haine implacable à l'humanité et au créateur. Mais, en même temps, il prône des vertues respectables (enfin rarement !) et,loin de se complaire dans le mal pur, il condamne et critique les bourreaux de l'humanité. Il est un ange machiavélique venu se venger de la création de Dieu par excellence : l'homme; mais aussi du créateur lui-même. A l'humanité, il préfère les animaux (surtout les animaux aquatiques), admirant leur force, leur courage, leur bestialité. Une interprétation freudienne que j'avais envisagée était d'associer l'animal marin (l'eau) au foetus et au placenta. L'animal, comme le foetus, étant un être primaire, obéissant à son instinct. Maldoror, un nostalgique de sa période prénatale ! ça m'a fait marrer. Et pourtant, en poussant la chose à l'extrême, on se rappelle que nos lointains ancêtres pataugeaient dans l'eau. L'homme n'était qu'un poisson stupide, ignorant et inconscient de sa propre réalité.
Or, c'est cette conscience de soi, cette connaissance de son futur, à savoir la mort, cette intelligence, pourrait-on dire, qu'il hait. En effet, l'homme conscient de sa fin cherche à vivre le mieux possible le présent, puisque l'avenir après la mort est incertain. Ainsi, appliquant le "carpe diem" cher au professeur Keating, il tente d'amasser biens matériels, confort, richesse, plaisirs et jouissance. Ce faisant, il devient jaloux, cupide et égoïste. En un mot HUMAIN.
Ainsi, convaincu de sa fin, il crée un enfer sur terre par le biais du désir.
Il est là, donc, le reproche de Maldoror. Pourquoi l'homme est-il intelligent ? Il en veut à Dieu d'avoir créé (ou contribué à créer) un monde imparfait où l'intelligence souille la naïveté primitive de l'animal.
Mais Maldoror est un être complexe et il ne peut s'empêcher d'admirer cette humanité se débattant dans les tourments qui sont siens. Il admire sa résistance, son potentiel de peine, ses arts qui naissent de la torture qu'elle subit. Maldoror est donc suprêmement malheureux. Écartelé par cette dualité, il va à la dérive, cherchant compagnie auprès des requins sanguinaires et nobles.
Un détail, cependant, me chiffonne dans ce beau système de pensée que j'adopte pour mien (tout en évitant d'y penser à chaque instant pour ne pas finir en copulant avec un requin !) : la notion de désir rejoint celle de propriété, fruit de la société, corrompt donc l'homme, comme l'a écrit ce cher ange. De là provient sans doute sa célèbre phrase (contre laquelle j'ai déjà protesté) : "l'homme naît bon, c'est la société qui le corrompt."
Or, si l'on suit le raisonnement que je suppose être celui de Lautréamont, on serait tenté d'acquiescer en disant : "Oui, de l'intelligence naît le désir et la propriété qui caractérisent indéniablement notre civilisation".
Mais c'est oublier un peu vite l'origine de l'intelligence. Une origine divine pour autant que la science puisse actuellement en juger. En effet, même si les mécanismes du cerveau sont de mieux en mieux connus, qui peux dire : c'est là que la cellule devient consciente ?
Bien obligé de parler de Dieu.
De toute façon, Dieu ou pas, l'intelligence est innée et ce n'est pas la société qui la génère mais le contraire. Certes, la société, née de l'intelligence, copie ses travers mais elle n'est pas une cause. C'est un effet.
Décidément, je ne suis pas d'accord avec Rousseau ! Mais bon, toute cette théorie est bien belle, mais que va en penser Stéphane ? Lui est de formation littéraire et connaît sans doute mieux que moi Lautréamont. Sa lecture doit être meilleure. J'ai hâte d'avoir sa réponse.

jeudi 22 mai 2008

Retour à Giens J. Heuchel

le 22.05.90

Je suis de retour à Giens depuis déjà neuf heures. Je suis dans une chambre à trois lits où je dors seuil (pour l'instant, car on ne sait jamais qui peut arriver). L'impression d'être ici est un peu irréelle après cinq semaines à la maison. Mais je connais bien cette sensation nostalgique depuis que je passe le plus clair de mon temps dans les hôpitaux.
Je pense à chaque instant à ma maison, à ma chambre, à mes parents, à mon chat. Je m'imagine ce que je ferais à cette heure si j'étais à la maison. Je regarderai sans doute la fin de "Ciel mon mardi" de mon lit.
Ici il y a Jean-Jacques, François, Manu, Joseph, Eric et Martine. ça fait une équipe sympa. Manu et Joseph sont marrants.Eric ne parle pas beaucoup et Martine -- que j'avais déjà rencontré il y a un an -- semble beaucoup plus amusante qu'avant. (elle dormait dans un autre secteur avec sa mère qu'elle ne quittait pratiquement jamais.)
Ce soir, Jean-Jacques a 22 ans.
Deux de ses soeurs -- qui sont mariées -- sont venues le voir. Elles m'ont invité au restaurant. j'en reviens. La soirée était très agréable.
A peine revenu, je recommence à sortir le soir. Giens est vraiment un sacré hôpital !
Mais demain les choses sérieuses commencent : prise de sang massive, radios, "astrup" : le grand jeu des examens ! Et au bout, les perfusions.
Mais cette nuit encore, je suis libre. Alors je vais en profiter pour bien dormir.

dimanche 18 mai 2008

Rencontre J. Heuchel

le 18.05.90

Je vais bientôt repartir à Giens. le 22 mai pour être exact. Depuis quelques jours, je m'essouffle à nouveau en montant l'escalier qui mène au premier étage de la maison, j'ai un peu de fièvre le soir, je perds l'appétit. Bref, n'importe quel médecin sensé et compétent vous dirait qu'il faut que je reparte à l'hôpital. Je suis partagé à l'idée de retourner là-bas, comme j'étais partagé à l'idée de retourner en classe après les grandes vacances. D'un côté il y a l'ambiance sympa, les copains, les sorties et de l'autre les perfusions, les contrôles médicaux et "l'exil".
Depuis le début de l'année (qui se situe aux alentours du 1er janvier, m'a-t-on dit) j'ai passé successivement : une journée chez moi, cent jours à Giens, quarante chez moi, et là je repart à Giens. cela fait grosso modo deux jours sur trois à l'hôpital contre un jour sur deux l'année passée. Au moins, je ne vais pas me faire greffer pour rien !
Avant de partir, j'ai téléphoné au Coty. Jean-Jacques est là-bas. c'est son anniversaire mardi 22 (le jour de mon arrivée) mais ils vont le fêter samedi. Je vais rater la fête. Bah, tant pis, je trouverai bien un moment pour arroser ça avec lui. Il y a aussi Frédéric qui va revenir le 30. La fine équipe au complet quoi ! D'autant que pas mal de mucos habitent à Hyères et dans les environs directs. beaucoup d'entre eux ont déménagé pour être plus près du Coty. le dernier en date, c'est François. Je ne sais pas si j'ai déjà évoqué François dans ces pages, mais si non, il faut réparer cet oubli. François est un type vraiment sympa, toujours près à rendre service. Il détonne un peu par rapport aux autres par son calme olympien. Jamais un mot plus haut que l'autre, jamais un éclat de rire incontrôlé. Il peut paraître froid et distant au départ, mais il est réellement agréable et enrichissant. C'est certainement l'un des plus stables (si ce n'est pas le plus stable) et des plus mesurés (si ce n'est pas le plus mesuré). A tel point qu'il juge assez sévèrement les idioties des autres, qu'il décrit avec un humour à froid qui lui est propre.
Donc, maintenant qu'il habite sur place, on est sûr, quand on va à Giens, d'avoir au moins un type sensé à qui parler.
Quant à moi, j'emploie au mieux mes derniers jours. je suis allé au cinéma il y a trois jours. J'ai vu "Rêves" d'Akira Kurosawa. Un film superbe, avec des images très poétiques, qui permet en même temps de découvrir son auteur, jusqu'ici assez mystérieux. Il faut dire qu'en ce moment le festival de Cannes bat son plein. Quand je pense que Giens n'est qu'à deux heures de Cannes !
Mais je ne vois pas comment y aller avant la fin du festival. Je n'aurai ma voiture qu'à partir du 26, voire du 27, date à laquelle le festival sera sans doute achevé. De toute façon avec une permission de deux à six heures je n'aurai le temps de voir personne. En outre, je ne connais pas la région et je ne me sens pas assez bon conducteur pour faire quatre heures de route dans la journée. Adieu donc Cannes ! Sniff ! Regrets !
Mais je m'aperçois que, parti dans mes divagations Cannoises, j'ai oublié de parler de Cazier. M. Cazier a 19 ans. je ne connais pas son prénom mais ça ne saurait tarder. Ce type a écrit à Yannick il y a deux jours. Sa lettre disait à peu près cela :
"Je m'appelle -- mettre ici le prénom du gars -- Cazier.
J'ai appris par M. -- mettre ici le nom d'un collègue de Yannick -- que votre fils avait la mucoviscidose. Moi aussi je suis atteint par cette grave maladie. J'ai 19 ans. je suis en première année de droit. Voici mon adresse -- mettre ici l'adresse correspondante -- si vous désirez prendre contact avec moi."
Ce que Yannick et moi fîmes le soir même par téléphone.
Nous sommes convenus de nous rencontrer. Il arrive cet après-midi à 4 heures.
C'est fou, en moins d'une semaine deux mucos seront venus à la maison alors que ça n'était jamais arrivé en dix-neuf ans !

mercredi 14 mai 2008

Leçon de vie J. Heuchel

le 14.05.90

Si je reprends la plume si vite c'est qu'hier je n'ai pas pu tout dire (mais le peut-on jamais ?). Il se faisait tard et surtout mon père risquait de monter se coucher et de me voir en train d'écrire. il n'est pas au courant de la rédaction de ce journal. ma mère non plus d'ailleurs. Si je ne leur ai pas dit, c'est parce que je suis un peu trop pudique pour laisser lire ce journal par quelqu'un. Pourtant, si j'écris ce n'est pas pour moi. c'est pour laisser un témoignage de ce que je suis, de ce que je fus. Si je devais mourir, je pense qu'un jour ou l'autre quelqu'un trouverait ces pages et les donnerait à mes parents. Si je survis, alors plus tard, quand cette période mouvementée sera finie, je relirai ce journal et sans doute mi-amusé, mi-nostalgique, critiquant certainement ces phrases qui s'enchaînent sans aucun style, je me dirai : "voilà ce que j'étais".
Il existe un bouquin (on en a aussi fait un film) qui s'appelle les années sandwiches. Autant l'avouer, je ne l'ai pas lu. Cependant, si je n'ai pas lu ce livre écrit, si je me rappelle bien, par Serge Lentz, j'ai retenu une interview de l'auteur qui, à l'occasion de la sortie au cinéma de l'adaptation du roman, avait déclaré à peu près ceci :
" Il y a dans la vie une période, de quelques années, qui est plus importante que tout ce que l'on a pu faire d'autre. c'est une tranche de vie particulièrement riche en événements, émotions, passions et intensité. C'est pendant ces quelques années que l'on vit, que l'on emmagasine les souvenirs les plus forts. J'ai appelé ces années les années sandwiches".
Eh bien, je pense qu' actuellement je vis ces années là...
Alors, s'il est vrai que ce sont ces années là qui formeront l'essentiel de mes souvenirs, je ne veux pas en perdre un seul jour.
Ah ! Putain! ce stylo est dégueulasse !
Je me demande comment je me relirai dans dix ans !
En tout cas, si j'écris ce texte c'est pour moi. Je ne veux pas que quelqu'un d'autre contemple ainsi mes états d'âme maintenant. Pas temps que je vis ce que j'écris. Plus tard, quand tout sera fini, que les années sandwiches seront englouties, je le ferai peut-être lire à quelqu'un.
Peut-être à ma femme si j'en ai une un jour.
Peut-être même à mon fils ou à ma fille. Mais alors là "c'est pas demain la veille", comme dirait Abraracourcix. Peut-être même que je le proposerai à un éditeur. Il faut que j'y réfléchisse. Ou alors je me servirai de ça pour écrire mes mémoires. Je vois ça d'ici :
"Moi Johann H : Muco", dirait le titre en noir sur fond blanc. Et, en dessous, un bout de papier bleu, coincé entre la couverture et le livre lui-même, proclamerai fièrement en grosses lettres noires : "Un témoignage bouleversant d'un enfant qui a lutter contre la mort". L'éditeur aurait insisté sur le mot enfant lorsque je l'aurais rencontré quelques semaines avant pour discuter de l'allure final du livre. Il m'aurait dit d'un air convaincu : "Après tout, vous n'aviez que 19 ans en 90. La majorité a longtemps été fixée a 21 ans. Vous étiez très jeune à l'époque et puis, voyez-vous, le mot enfant ça va faire vendre. Il faut émouvoir le client". Enfin, à l'arrière du livre, à côté d'un cour extrait, il y aurait ma photo : une photo en noir et blanc, prise en février 90 par un journaliste de Var-Matin (comme l'indiquerait la légende) où l'on me voit sur mon lit d'hôpital. Grâce à un montage-photos, on aurait rajouté deux perfusions et un appareil médical. L'appareil serait d'un gris terne, bourré de boutons mystérieux et on verrait clairement sur la photo :

Tension : 8-5. Pouls : 132/mn. Saturation : 71 %. Pa O2 : 5

En fait, tout bien considéré, je ne proposerai peut-être pas ce journal à un éditeur. Et surtout pas à un éditeur aussi con que ça.
Pourtant, je crois avoir des choses à dire.
Mais comment l'exprimer exactement pour que ma pensée ne soit pas dénaturée et à qui le dire ?
A mes parents tout d'abord.
Colette et Yannick. Yannick et Colette.
Comme pour tout le monde, ce sont peut-être les personnes les plus importantes dans ma vie et, cependant, je ne crois pas le leur avoir jamais dit. Comme beaucoup d'enfants je n'ose pas. D'ailleurs je n'ai pratiquement rien écrit sur eux depuis trois mois que j'ai commencé ce journal. Et pourtant ils sont plus importants que les jeux de rôles ! Oh, oui !
C'est peut-être parce que la relation parents-enfants est si monumentale qu'il est difficile d'en parler. Parfois, à Giens, je croise une mère qui tient son petit garçon dans ses bras. Son fils est malade. Elle le sait. Elle le pose par terre. L'enfant rechigne. Il se réfugie contre la jambe de sa mère. Celle-ci le pousse gentiment vers l'infirmière. L'infirmière sort une aiguille d'un tiroir. Elle va bientôt faire une prise de sang. L'enfant le comprend. Il pleure. Il appelle furieusement : "Mam...man !"
Et là, la mère regarde son fils. Elle le regarde et moi je la dévisage, subjugué. Subjugué par la force presque tangible de l'amour maternel. mon coeur se gonfle de foi en l'homme. Quand on voit un tel regard on sait que l'homme peut-être capable de forger un paradis sur cette petite bille bleue perdue dans l'espace. Quand on voit une mère qui abandonne son fils à une infirmière parce qu'elle SAIT que c'est pour son bien et qu'elle SAIT encore plus intimement que sont enfant ne comprend pas. Elle sait qu'il croit qu'elle ne l'aime plus. Elle sait qu'il est alors le plus triste des êtres car il a été trahi par sa mère. Cette mère aime son fils plus que tout et elle lui sacrifie son bien le plus précieux : l'amour d'un fils pour sa mère.
Et moi, abasourdi par la force de cette mère, je m'en vais de la salle de soins. Je pense. Je pense au fils ou à la fille que je n'aurai jamais. Je pense à Johann junior courant dans le jardin après quelque animal peut-être le chat de la maison) pour voir quel effet ça fait de le baigner ou pour le promener, comme le faisait son père (Ah, tel père tel films) dans la benne d'un tricycle jaune. Puis, pour ne pas sombrer dans un romantisme de super-marché, je pense au biberon du bébé, à l'exaspération qui me saisit dès qu'un marmot pleure, à la chienlit des couches et aux emmerdements que me causera ce mouflet. Mon fils. Ma fille.
Mon père. Ma mère. Je vous aime. Simplement. Je vous aime et, si le temps a parfois glissé des brouilles entre nous, ça n'a été que temporaire.
Bien sûr, Colette m'exaspère parfois en ramenant tout à la maladie, en me protégeant de tout, en s'inquiétant toujours trop. Bien sûr, Yannick, qui réagit comme si la fin du monde arrivait dès qu'il renverse sa tasse de thé, qui fait toujours enrager maman chaque fois qu'ils parlent politique (et qui le fait exprès sachant très bien que ça l'énerve) me fatigue parfois. Mais je pense que je leur rends bien avec toutes les conneries que je fais.
Et de toute façon ça n'a pas d'importance.
Ce ne sont que des détails.
Seul le fait que se sont mes parents compte.
Pour des parents ordinaires, un enfant est déjà une lourdes responsabilité. Pour les miens, c'est encore plus lourd. C'est un pari qu'ils ont pris, un sacré pari. Ils ont parié qu'ils allaient m'élever, me voir grandir et qu'ils allaient tout faire pour que je vive. Tout faire pour que je vive heureux.
Pourtant, ils savaient qu'ils risquaient de me voir mourir. Ils ont tenu le pari. Merci, oui merci.
Je ne suis pas tiré d'affaire (mais qui l'ai un jour ?) mais je suis heureux. Heureux d'avoir des chouettes parents, heureux d'avoir une maison, heureux de manger à ma fin, heureux de respirer, heureux d'avoir des amis, heureux d'avoir connu le vingtième siècle, heureux d'avoir vu et lu des chefs-d'oeuvres, heureux de m'être amusé, heureux aussi d'avoir aussi pleuré, heureux même d'être heureux, heureux même d'entendre chanter les débuts de soirée, heureux, même, de respirer avec de l'oxygène la nuit, en un mot heureux de simplement être, d'exister.
Bien-sûr, je serais peut-être plus heureux si mon père était un riche industriel Américain, si je n'étais pas malade, si je vivais dans un luxueux building de Manhattan l'hiver et en Floride l'été, si j'étais assuré d'avoir un bon boulot et si je pesais 40 kilos de plus et mesurais 15 centimètres de plus...
Évidemment, il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade ! Comme dit si bien Stephen King (qui redoute sans doute le cholestérol à force de bouffer) : "On ai jamais ni trop riche ni trop maigre". Mais quel est l'intérêt d'une vie facile si l'on est pas conscient de sa chance ? Quel est l'intérêt d'une vie coincée entre l'argent, le luxe, la réussite et le sexe ? Quel est l'attrait qu'il y a à s'offrir une voiture si l'on peut la gagner en trois jours ? Où est le désir dans un telle vie ? Où est la joie, la vraie joie de vivre quand on ignore la privation ?
Ainsi, chaque fois que je fais un pas, que je monte un escalier, que je peux sortir dans le jardin contempler le ciel, je ressens une joie inconnue de celui qui fait ces gestes sans y penser.
Restez cloué au lit juste dix jours, sans poser un pied par terre, sans sortir hors de votre chambre. Et alors les gestes de la vie quotidienne vous apparaîtront comme une immense jouissance de la vie. Bien sûr, toi lecteur, tu pense que si tu pouvais passer une semaine ou dix jours au lit tu ne te ferais pas prier. Mais as-tu réfléchi ?
As-tu pensé qu'il te faudrait demander chaque fois que tu voudras quelque chose ?
Demander à boire ? Demander un biscuit si tu en as envie ? Demander pour qu'on allume la télé ? Demander pour qu'on vienne faire ton lit ? Demander pour qu'on te lave ? Pour qu'on t'apporte un pot pour chier dans une bassine en plastique blanc ? Demander pour qu'on ait l'obligeance de rester derrière la porte pour que personne n'entre pendant ce temps-là ?
Non. Tu n'y avais pas pensé . Quelle humiliation ! Alors voilà que maintenant chaque geste me fait plaisir. Ne serait-ce que pouvoir s'enfermer dans les toilettes. C'est bête, mais c'est pourtant vrai.
Donc, pour reprendre la comparaison avec le fils du multimillionnaire, je trouve que ma vie est belle. Car moi, au moins, je sais l'apprécier. Et je pense que je l'apprécierai encore plus après avoir fait un mois de réa post-greffe.
Je n'ai pas la vie la plus facile. Mais qui a une vie facile ? Je suis déjà en vie, mes parents aussi; j'ai un toit, je mange largement à ma faim (en fait j'ai souvent moins faim que ce qu'il faudrait) et je vis dans un pays libre. Pour un enfant martyr c'est pas mal.
Alors oui, Colette, oui, Yannick, je suis heureux et très heureux.
J'irai même plus loin.
Les seuls trucs valables, vraiment valables, passent par la souffrance (qu'elle soit physique ou morale). Il me semble que quelqu'un a dit (oui, mais qui ?) : "La souffrance que peut endurer l'être humain force l'admiration."
Alors, Yannick, Colette, j'essaierai de gagner votre admiration. Sans être maso quand même!

mardi 13 mai 2008

Scellée muco J. Heuchel

le 13.05.90

Cela fait onze jours que je n'ai pas écrit. Rien à raconter. Le temps passe. Je lis. Je regarde la TV. Je mange. Je vais voir mes amis, ou ce sont eux qui viennent. Je joue. Je dors. Je vis. Rien à raconter.
Jusqu'à ce soir. Oh, rien d'extraordinaire n'est arrivé. J'ai continué à me détendre comme depuis que je suis chez moi. Mais, hier, Juliette est venue à la maison. Elle est venue déjeuner avec sa mère (son père travail à Avignon et n'a pas pu venir). juliette est havraise mais va déménager cet été. C'est dommage.
En fait, je ne l'ai pas réalisé sur le coup,mais Juliette est la seule muco qui soit jamais venue à la maison. Avant de descendre à Giens je ne connaissais aucun autre malade. Bien sûr, j'avais déjà croisé des mucos dans les hôpitaux, mais c'était tout. Jamais je n'avais longuement parlé avec eux. jamais avant Giens. Et surtout je n'avais jamais invité un muco à la maison. ça peut paraître idiot mais ça a de l'importance pour moi. Il y a dans les relations entre mucos quelque chose de spécial que je ne saurai expliquer. Une complicité bien sûr, mais plus encore. Le sentiment de faire partie d'un groupe, d'une communauté. Cette dernière vaut ce qu'elle vaut mais elle est unique.
Je ne connais pas les autres malades jeunes. Ni les cancéreux, ni les accidentés, ni les hémophiles, ni même les myopathes redus célèbres par le "Téléthon",mais je pense qu'aucun groupe de malades n'a l'attitude d'un groupe muco.
Il y a entre nous un sentiment très fort, bien que toujours caché, de fatalité. Il y a aussi une résignation et une révolte à nulles autres pareilles. Le groupe est inimitable. Et, en recevant Juliette à la maison, j'ai scellé mon entrée dans le groupe. Maintenant je suis avec eux tous; et ce, quoi qu'il advienne.

vendredi 2 mai 2008

Bataille ! J. Heuchel

le 02.05.90

Comme dirait Pangloos : " Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes". depuis que je suis rentré chez moi je revis ! J'ai rendu visite à mes copains, ils m'ont rendu visite. j'ai eu une voiture. je vais au cinéma (pas assez, mais bon...). Mes cousines vont me pirater une demi-douzaine de films que je préfère. je vais bien physiquement et moralement. tellement bien que dimanche (le 29.04.90), lorsque mes cousines sont venues à la maison comme chaque semaine et qu'elles m'ont invité à passer la nuit chez elles, ma mère n'a pas refusé.
Et Dieu sait que ma mère, qui s'inquiète toujours beaucoup pour moi, ne me laisse pas facilement dormir hors de chez moi, sans oxygène la nuit !
En fait, c'est, si mes souvenirs sont bons, la première fois que je dormais sans surveillance (de ma mère ou d'une veilleuse de nuit) depuis août 1988 !
Même si cette nuit là je n'ai pas très bien dormi (bon dieu, comme il faisait chaud !), tout cela avait un goût exquis de liberté. ça fait du bien de voir que l'on peu survivre à une nuit sans oxygène.
L'influence de Giens, l'ambiance muco s'estompent peu à peu.
Je recommence à m'intéresser davantage aux jeux de rôles. Pendant un temps préparer un scénario m'aurait horripilé. Cette semaine je vais en préparer deux. Un pour Eric, Olivier et un joueur novice; l'autre pour mes cousines. pour être juste, je vais utiliser deux fois la même histoire en la transposant dans deux jeux différents avec deux degrés de difficulté différents.
Mon esprit bouillonne d'idées. La créativité est vraiment exaltante. Chercher les bases d'une intrigue, définir les différents protagonistes avec leurs qualités, leurs défauts et leurs envies, c'est un peu comme de se sentir un dieu. Puis, après avoir imaginé l'énigme, inventer des péripéties, parsemer l'histoire d'indices, faire aller le rythme du jeu crescendo jusqu'au final ! devenir scénariste. Puis, imaginer le cadre de l'histoire. Le décor. Les habitations. devenir architecte. Puis, vérifier la logique de l'ensemble, prévoir les réactions éventuelles des joueurs comme des autres personnages de l'histoire. enfin, imaginer l'histoire, la grande histoire des contrées traversées par les joueurs et devenir historien, politicien et économiste. Tout cela fait partie aussi du plaisir du jeu de rôles. C'est une sorte de prologue au jeu. j'avais oublié cette sensation d'euphorie lorsque, le scénario terminé, on se dit qu'on va passer un bon moment à le faire jouer.
Et, en emmagasinant les bons moments comme ceux-là, l'esprit se charge sur une batterie. lorsque le moment sera venu, ce sont ces souvenirs-là qui m'aideront à supporter les désagréments de la greffe.
C'est ce mois passé à la maison qui, en me redonnant un aperçu de la vraie vie, hors d'un monde où les uns sont en blouse blanche et les autres en pyjama (quoique à Giens ces derniers soient vraiment rares), m'aidera à tenir car il m'aura rappelé pourquoi je me bats.