dimanche 31 août 2008

Dégénérescence philosophique J. Heuchel

le 31.08.90

Je suis seul dans le service. Seul. Sans personne à qui parler. Après l'agitation des derniers jours, ce calme sinistre fait l'effet d'une douche froide. Nous sommes cinq hospitalisés. ils sont en permission ou à l'étage supérieur. La veilleuse est partie aider une collègue du dessus.
Seul. Solitaire. Solitude. Décrépitude. Déchéance. Déception. Trahison. Connerie.
Je suis un assassin depuis un quart d'heure environ. Oh ! Je n'ai pas tué un type pour lui prendre ses poumons. J'ai juste frappé, avec Joséphine, un chien qui a traversé sous mes phares. Je roulais vingt kilomètres au-dessus de la limite, j'avais commencé à rétrograder en vue d'un croisement. Je n'étais plus qu'à cinquante ou soixante kilomètre/heures. La bête a débouché, sous mes phares, en pleine nuit. Je l'ai heurtée. J'ai senti et entendu le choc. Je me suis arrêté. L'animal avait disparu dans la végétation. A l'instant de l'impact, cherchant à voir ce que c'était, j'ai pensé voir un kangourou, pensée stupide qui a paralysé mes réflexes. J'ai freiné trop tard. Enfin, je crois. Tout a été trop vite.
"Tout a été trop vite". Cette phrase utilisée dans des centaines de films, de livres, de fictions... La vie est souvent comme une fiction. Comme si notre existence était organisée par un dément amoral. Je rencontre Guy. Nous sympathisons. Il est du groupe sanguin AB - très rare. Il est appelé pour une greffe et arrive trop tard. Le greffon est perdu. Statistiquement, il n'y en aura pas d'autre avant trois ans. Dix jours après, début octobre, il est rappelé. On a trouvé un second greffon. Il est opéré. Les complications sont nombreuses. Il sort juste avant Noël et reprend une vie normale. il revient à Giens en février, apparemment pour vendre seulement des fringues et quitter Paris où il fait un temps pourri. Il reste une semaine. Pendant ce temps, Christophe, en attente d'une seconde greffe, meurt, alors qu'ils prenaient leur repas : crise d'angoisse suivie d'un arrêt cardiaque. Fatal.
Je revois Guy en avril. Il est fatigué, respire mal, a des problèmes apparemment incompréhensibles pour les médecins. Il me confie - Je l'entend encore - quelque chose de ce style : "J'en ai bavé pendant quelques mois, mais ça valait vraiment le coup. Maintenant, je fais tout ce que je veux. Tu vois, après ce que j'ai vécu, j'ai l'impession que rien ne peut plus m'arriver : un accident ou un truc de ce genre. Je me sens immortel. Parce que, s'il y a une justice (apparemment il était convaincu de ce postulat) sur terre, je ne peux pas mourir avant dix ans. J'en ai trop chié pour en arriver là".
Aujourd'hui, ses problèmes toujours non résolus, Guy est en réa. Il est dans le coma et attend d'être regreffé presque un an après avoir fait les examens pré-greffe. Ici, même les infirmières ne croient plus en ses chances. Cela fait déjà quinze (ou dix ?) jours de coma. Même s'il était greffé cette nuit, il garderait probablement de lourdes séquelles.
Ma foi, cette histoire atroce pourrait faire un excellent film. Disons Scorsese, Weir ou Woody Allen derrière la caméra. Un film ou un livre. Une fiction. Bref, tout donne à penser que l'on vit comme un acteur qui est dirigé par un metteur en scène sadique. Ou mieux, comme des personnages dans un jeu de rôles. Relativement autonomes,mais, en fait, guidés d'une main ferme mais discrète par le meneur du jeu. On accomplit pas son destin. On lutte contre.
Ce soir, par exemple, tous les événements de la journée semblaient avoir pour ultime but de me transformeren un spécimen caractéristique de beauf con et inconscient. Je voulais aller au cinéma voir Robocop II. Ce soir est le dernier soir où j'ai ma voiture car je dois la déposer chez le garagiste demain matin afin qu'il la répare pendant mon séjour en Corse. J'avais adoré le premier Robocop (un chef-d'oeuvre). Mais son ersatz risque de ne pas faire carrière, surtout dans une ville comme Hyères. De ce fait, lors de mon retour de Corse je n'aurais pas pu le voir. J'ai donc demandé une permission de minuit (car l'unique séance de la journée commence à 21 h 45). Mais l'interne me l'a refusé car, dit-il, "je dois me reposer avant d'aller en Corse". Or, comme il m'accordait le voyage, je n'ai pas insisté, fidèle à ma réputation de garçon sérieux. Mais voilà que ce soir, seul dans le Coty, mon exaspération a grandi. Tous les autres sont sortis, sauf moi. Ils sont allés boire un pot à Giens. Ils avaient jusqu'à 10 heures, comme moi, et à 10 h 30 ils ne sont toujours pas revenus. Mais bon, une demi-heure de retard et une heure et demie c'est très différent. Bref, je suis resté dans le service désert à ressasser mon désir cinématographique. A 9 heures et quart, très énervé, j'ai pris Joséphine? Je ne savais pas encore si j'allais aller au cinéma sans perm ou si j'allais, comme je l'avais dit aux infirmières, faire simplement un tour pour recharger ma batterie (comme Joséphine sera chez le garagiste, elle ne roulera pas beaucoup d'ici mon retour de Corse et je veux être sûr qu'elle démarrera). en route, je pensais à ce que j'allais faire: me payer une toile ou juste me promener ? Joséphine montrant des problèmes d'accélérateur, je décidai de simplement faire un tour. C'était la voix de la sagesse. Par contre, la voix de la stupidité me souffla de rouler vite, pour décrasser le moteur et voir comment se comportait la voiture à quatre-vingts, voire à cent kilomètres/heure ! J'étais au bout de la route du sel, presque revenu à Giens, lorsque j'ai frappé ce qui devait être un chien. Je crois lui avoir cassé le bassin, ou une patte. J'ai heurté son arrière train à cinquante kilomètres/heure. Pourtant je n'ai pas entendu de cri, ni de plaintes, même après le choc.
J'étais arrêté, de nuit, dans un tournant, cherchant comment apporter à un vétérinaire inconnu une bête mystérieuse que j'avais blessée et le tout en dix minutes (car il ne me restait pas plus pour rentrer au Coty). Indécis, les jambes tremblantes, j'ai fini par fuir ces problèmes dans une conduite plus catastrophique que jamais. J'ai fui.
Si je dresse le bilan de cette soirée, j'y vois un type inconscient qui roule avec une voiture en mauvais état, trop vite, de nuit; un jeune conducteur ayant déjà eu un accident. j'y vois un salopard qui tue les animaux. Un mec qui brise la vie d'un autre (et peut-être aussi celle des maîtres du chien). Un type que j'aurais tué avec plaisir il y a deux ans. Un lâche enfin, qui, ne prenant pas compte de cet acte, s'enfuit, laissant les autres payer les pots cassés. J'ai honte, honte tout simplement. Et ce sentiment de dégoût de moi-même est atroce.
Déjà, il y a longtemps, j'ai provoqué la mort d'un chat. Croyant que c'était le mien,je m'étais élancé vers lui en criant son nom: "Tigron !" Pourtant, tout en courant, j'ai vu que ce n'était pas lui. J'ai continué à courir en gesticulant, comme poussé par une idée malsaine de tenter le diable. Le chat a pris peur. Il s'est enfui et a débouché en courant sur la route. Le diable est arrivé, personnifié par un chauffard, roulant un peu vite, qui a continué comme si de rien était, tandis que le chat mourrait sur le trottoir. ce jour-là, j'ai eu la même sensation qu'aujourd'hui. Je l'avais presque oubliée.
Par contre, je n'ai jamais oublié mon angoisse, ma tristesse, ma peine, ma douleur, lorsque mon vrai chat Tigron a disparu un matin pour ne jamais revenir. ce soir, un petit enfant va peut-être vivre ce calvaire, attendant un animal familier, déjà agonisant.
Alors voilà, j'ai beau essayer de me trouver des excuses ( je ne roulais pas si vite; l'animal n'a peut-être pas grand chose; mieux vaut un chien qu'un humain; je ne l'ai pas entendu crier; peut-être ira-t-il chez ses maîtres qui l'emmèneront chez le véto, peut-être...), aucune n'est valable.
Lundi, j'ai pris une cuite et fumé.
Vendredi, j'ai roulé comme un con et blessé (ou tué) un animal innocent.
En une semaine, j'ai renié (ou plutôt bafoué) tous les principes moraux de base: le contrôle de soi, la modération en tout, le respect de la vie, la responsabilité de l'homme face à ses actes, tous ont été traînés dans la boue. Par moi. C'est dur d'être faillible. C'est encore plus dur de faillir à sa propre philosophie. Être meilleur et plus sage... Elle est bien bonne ! Chaque jour je deviens plus idiot et plus irresponsable. Ça tient de la dégénérescence philosophique !

vendredi 29 août 2008

Sacrée soirée J. Heuchel

le 29.08.90

"Il faut tout essayer". cette phrase on l'entend souvent ici, où l'urgence de la découverte des plaisirs de la vie prend des proportions apocalyptiques.
J'ai souvent considéré comme des fous, des inconscients immatures, ceux qui, régulièrement, se défoncent avec un peu tout ce qui leur passe sous la main.
Mais, hier soir, j'ai "enrichi" mon expérience personnelle des plaisirs de la vie. La soirée, pourtant, n'avait rien d'extraordinaire. Invité à prendre l'apéro chez une copine : banal; pas d'anniversaire ou de 14 juillet. Pourtant, j'ai pris la plus grosse cuite de ma vie.
Gin-orange, Marie Brizard, Tequila frappée, wisky, gin pur, deuxième gin pur, wisky-gin. Fin de soirée. Et encore, le wisky-gin m'a été servi alors que je croyais boire du gin pur. Je n'ai rien remarqué ! On est partis vers minuit, alors que, théoriquement, nous n'avions pas de permission au-delà de 10 heures.
Une fois au Coty, je me suis couché. Je me suis relevé peu après pour dégueuler. Et je me suis réveillé ce matin dans mon lit avec une nausée et un mal de crâne lancinant.
Les autres m'ont raconté : ils m'ont retrouvé endormi (enfin à moitié dans un coma éthylique) sous le lavabo, le tuyau d'oxygène arraché, trempant dans un mélange d'eau et de gerbe... Joli tableau. Même King n'est pas allé aussi loin ! Bref, ils m'ont recouché et je me suis réveillé sans trop savoir ce qui s'était réellement passé.
Car, ce soir, en discutant avec les autres, j'ai appris que, complètement bourré, j'avais fumé. Et "pas des cigarettes", comme dit la formule consacrée. Evidemment, je comprend mon état. Avec un poids de quarante trois kilos trois cents, l'alcool et l'herbe ça vous fracasse...
Voilà une sacrée soirée et une sacrée journée. Ici, tout le Coty est au courant, sauf l'interne et quelques infirmières. Toutes la journée, ils m'ont regardé comme une bête curieuse. Faut dire qu'avec mes beaux discours sur les loisirs sobres (ah ! les jeux de rôles), j'avais plutôt l'air con aujourd'hui. Bref, j'étais l'attraction du jouir.
"Ces types, tu leur donnerais le bon Dieu sans confession et voilà ce qu'ils font. Pourtant, tu croirais pas, à les voir". cette phrase a bien dû être prononcée cent fois aujourd'hui.
Ainsi, ma réputation de sérieux et de sobriété en a pris un sacré coup. Et moi qui aime provoquer, ça ne m'a même pas fait rire ! J'étais plutôt honteux. Boire un verre ou deux, oui. Mais là, non. Et j'ai fumé ! Moi qui ai toujours trouvé ça d'une stupidité rare ! En fait, ça fait peur de voir ce que tu peux faire sous l'emprise de l'alcool.Perdre le contrôle de soi à ce point, c'est terrifiant.
Me serai-je mis à danser nu sur la table si on me l'avait proposé ?
J'ai fumé. Je me suis autodétruit. deux ou trois gin secs de plus et je me réveillais en réa. Quatre ou cinq de plus et je ne me réveillais pas. Comme diraient les manifestants étudiants de 1986 : "Plus jamais ça !"
Ce soir, Stéphane Adam est venu me voir avec sa copine. Comme ça . Pour une surprise, ce fut une surprise !
La dernière fois, j'étais déshydraté. cette fois, j'avais la gueule de bois. Bonjouir la prochaine visite !
Enfin, j'espère bien que nous allons partir en Corse lundi prochain, le 3. Cette courte soirée, sans alcool, fut tout aussi agréable que l'autre et même plus. On a bien rigolé. Fait un humour si noir que même moi j'ai été choqué, à un moment, lorsqu'en parlant de Laurent, François a déclaré, avec son cynisme habituel : "Finalement, il était sympa. La veille de sa greffe, il m'a offert des chamallow..."
Ah ! L'humour ! C'est le bien le plus précieux des mucos. Avec l'humour, tu peux tout véhiculer : sympathie, haine, réflexion, critique et même amour. Je crois que tant que l'on te dit que "t'as bien fait de prendre une cuite maintenant, parce qu'après la Corse (où je risquerai pneumo, hémoptysie, surinfection, coma éthylique) il sera trop tard", c'est tout à fait aussi efficace qu'un sermon, moins hypocrite, plus élégant, et c'est une façon tout aussi authentique de communiquer des sentiments.

mardi 26 août 2008

Humanisme J. Heuchel

le 26.8.90-dimanche

Il est 1 h 08. Je suis seul dans ma chambre, comme au bon vieux temps, il y a moins de six mois. ici les "aoûtiens" partent les uns après les autres. seuls vont rester ceux qui habitent les environs et ceux qui vont aller en Corse. L'interne, un nouveau, m'a prévenu : si mes résultats ne s'améliorent pas, je ne pars pas pour l'île de beauté. Moi qui croyais être en forme ! Enfin, c'est un nouveau. Peut-être n'a-t-il pas pris l'habitude des résultats pré-greffe. Il n'a pas connu Jean-Jacques, lui !
Ce sacré Jean-Jacques. Il est toujours en réa à Marseille, mais ses problèmes nerveux (des crises de convulsions) sont, paraît-il en bonne voie de guérison. Il est toujours dialysé un jour sur deux.
Guy serait toujours entre vie et mort. Et je n'ai pas de nouvelles de René-Dominique.
Par contre, j'ai des nouvelles du monde. La crise du Koweït préoccupe tout le monde. C'est la première fois, depuis que je viens à Giens, que le journal télévisé est regardé tous les jours par plusieurs personnes. Il faut dire que la situation est "très tendue", comme disent les journalistes. L' ONU a autorisé hier l'emploi de la force pour faire respecter le blocus. Saddam Hussein a fait encercler les ambassades du Koweït qu'il juge désormais inutiles. de part et d'autre, on menace de donner l'assaut.
J'ai un curieux sentiment envers cette guerre. Je la redoute et la désapprouve. Je n'aime pas les militaires même si je les juge indispensables, et je suppose que le monde n'a pas besoin d'une troisième guerre mondiale (même si l'ennemi commun est l'Irak).
Pourtant, paradoxalement, je suis dans un état d'excitation extrême à la pensée d'une guerre. Une sorte de joie d'imaginer l'Irak prendre une raclée, mais surtout une jubilation malsaine de voir "pour de vrai" les cascades du cinéma. Une envie de détruire et d'humilier les Irakiens. Sans doute ce que l'on nomme l'exaltation du combat... Curieux état d'esprit qui fait que moi-même, je ne sais pas ce que je ferais si j'étais le Dieu du Bébête Show. Négocier pour épargner des vies ou attaquer pour éviter un engluement du conflit et une éternisation de la crise ? Appliquer à la lettre les principes qui sont les miens, quitte à risquer, finalement, de ne rien régler et de simplement différer l'inévitable ? Comme en 39, lorsque Hitler a eu tout le temps de préparer son pays à la guerre. Jusqu'où aller au nom des principes ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Des questions auxquelles il est impossible de répondre une fois pour toutes et qui sont, finalement, à la base des maux de l'humanité.

jeudi 21 août 2008

Sagesse J. Heuchel

le 21.08.90

J'écris dans l'avion qui m'emmène vers Giens. Je repars pour faire une cure d'antibiotiques après une vingtaine de jours passés à la maison. ces semaines m'ont permis de me refaire psychologiquement. bien que les événements soient assez sinistres. Juste avant mon départ, j'ai appris que Guy est à nouveau intubé, en attente d'une seconde greffe. jean-Jacques est toujours dialysé et fait, en plus, des convulsions nerveuses. Enfin René-Dominique, un muco en pleine forme (par rapport à moi), a eu un accident de moto très grave. ça ne m'étonne pas réellement. Il a toujours aimé la moto. Il avait une 750 cc F2R. Je ne sais pas exactement ce que F2R veut dire, mais je sais que ça va vite et qu'il ne se privait pas de pousser sa machine.
Cela servira peut-être d'exemple aux autres dangereux motorisés de la bande. Peut-être vont-ils comprendre que la muco ne protège pas des accidents, ni du reste...
Le ciel est dégagé, Mille deux cents mètres sous moi. La France glisse tout doucement. Je survole le Massif central, à mon avis. C'est superbe. Ah ! Voler ! Le rêve d'Icare...
Malgré tous ces problèmes - sans parler des problèmes politiques en Irak et dans le Golfe qui risquent de nous plonger dans la guerre; et pas dans une guérilla lointaine, mais une vraie guerre où nous serions partie prenante et qui peut durer des mois ou des années... - je me sens bien. Enfin, je me sentais bien jusqu'à ce matin. Pour l'instant, je me demande comment je vais retrouver le Coty. Chaque fois que je pars j'ai toujours peur que se soit la dernière. Mais cette crainte se dissipera dès demain, ainsi que le regret de la douceur et de la quiétude de la maison, dès que je me serai réadapté au Coty.
Un film est beaucoup dans cette sérénité (oui, ça fait un peu grandiloquent, mais c'est le mot). C'est Jésus de Montréal, que j'ai vu sur Canal + deux jours après mon retour. Avec le temps, je prend conscience que ce film m'a marqué. Non pas que je veuille me faire curé ou moine bénédictin. Mais il se dégage de cette oeuvre une indiscutable leçon de vivre. Bien sûr, c'est en gros l'application des préceptes chrétiens, mais ils ont été, dans le film, débarrassés de leur dogmatisme arrogant pour devenir conseil. Ainsi, le héros du film, un acteur qui incarne Jésus dans une pièce de théatre à Montréal (d'où le titre) (CQFD), déclare : "Personne n'ajoute une heure à sa vie en s'inquiétant" ou encore : "La vie n'est complexe que si l'on vit pour soi; elle devient simple dès que l'on contemple l'autre."
L'avion descend à toute vitesse. C'est bientôt l'atterrissage. Je vais essayer de prendre une photo si on survole l'hôpital et la presqu'île.
Ainsi donc, j'ai décidé de ne plus m'inquiéter. L'inquiétude n'aboutit à rien, ni pour soi, ni pour les autres. Sans, bien sûr, tomber dans l'excès inverse : l'égoïsme. Simplement, vivre pleinement les bons moments, aider les autres en les soutenant si c'est possible et donner un sens à sa vie : devenir meilleur et plus sage.

mercredi 13 août 2008

Juliette J. Heuchel

le 13.08.90

Déjà une semaine que j'ai écrit. La vie va trop vite. "Le temps assassine", comme dit le poète. ça me rappelle une chanson de Sardou qui disait à peu près :
"Mais, cet enfant qui vient de naître, c'est déjà un vieillard..."
Et pourtant cette semaine n'a pas été si riche que ça en événements. deux jours passés à chercher des étagères pour ma chambre, deux à jouer aux jeux de rôles avec Law et Aude. Deux autres à discuter avec elles. Une journée pour faire ma correspondance, et ma vie s'est enrichie d'une nouvelle semaine. A moins qu'elle ne se soit appauvrie et que ce soit ma mort qui y ait gagné ?
Le poids des ans se fait sentir. Même avec Law et Aude nous ne jouons plus beaucoup. Nos parties sont de plus en plus entrecoupées par la conversation. Durant deux jours nous n'avons même pas lancé un dé ni ouvert un livre de règles ! Alors que nous avions deux scénarios à jouer. La chaleur soporifique y était sans doute pour quelque chose. Il fait trop chaud pour résoudre une enquête policière, fût-elle en jeu. Néanmoins, il y a un ou deux ans, nous aurions joué aux fléchettes, fait une balade en mobylette, fait du tir à l'arc, ou encore, serions allés nous promener à Rouen. Là, nous n'avons fait que converser. Ce qui n'est pas pour me déplaire. J'aime parler avec les gens (surtout avec mes deux plus anciennes amies), essayer de nouer contact, de les comprendre, de faire passer quelque chose entre nous. A ce jeu-là, c'est certainement Stéphane Adam qui est le meilleur. C'est en fait, l'essentiel de mon activité à Giens. C'est ce manque de rapports avec les autres qui m'a manqué en juillet.
Je repars là-bas le 20 août, pour me faire une santé avant la Corse. J'espère que les "aoûtistes" seront moins superficiels que les "juillettistes".
Mais il ne faut pas tous les mettre dans le même panier. Anne, Jeanine, Nathalie et Juliette, par exemple, étaient nettement au-dessus du lot. Juliette dont c'est justement le vingtième anniversaire (!). J'ai beaucoup parlé avec elle lorsqu'elle est venue à la maison, et durant le voyage là-bas. Peu à peu, je me suis senti proche d'elle. D'abord par des points communs dus au hasard. Elle est née en 1970 avec un iléus méconium à la naissance. Elle était, jusqu'à récemment, normande d'adoption. Elle connaissait certaines personnalités de la muco haute-normande que je connais aussi. Elle a passé le Bac de français en même temps que moi, dans la même académie.
Puis, le prénom de Juliette m'évoque irrésistiblement le livre un bon petiot diable qui est un des premiers que j'ai lus (en fait, c'est Colette qui m'en a fait la lecture, si j'ai bonne mémoire). Dans le livre, il y a une Juliette aveugle dont le héros est épris. Je sais que cela peut paraître curieux, mais ce livre m'a énormément marqué. Juliette, c'est aussi le prénom que je donnais à mes personnages Playmobil féminins, à l'âge de 6 ans. Le prénom de Juliette a, inexplicablement, baigné mon enfance. Et il évoque à mon esprit tout ce que l'enfance peut avoir d'agréable. Tous ces souvenirs me sont revenus peu à peu, lorsque je pensais à elle. Une chose m'a choqué : Juliette m'a dit qu'elle serait sans doute aveugle à 40 ans. Comme l'était celle de la comtesse de Ségur...
Puis, au cours de mes conversations avec elle, seule ou en groupe, j'ai toujours apprécié sa façon de voir les choses, sa philosophie (prise dans le sens large du terme), ses idées. elle est à la fois simple, sincère, intelligente, compréhensive, amusante et sympathique. d'une grande profondeur d'âme. "Elle est belle intérieurement", comme dirait Laetitia. Et, extérieurement, même si elle n'est pas un "canon de beauté", elle a un charme et une élégance certains.
Mais où tout cela peut-il mener ?
Elle est muco, je suis en attente de greffe. L'issue est incertaine. Pile, c'est la résurrection; face, c'est plus rien. Je ne peux rien faire. Et après, je ne la reverrai sans doute plus. Elle habite à Avignon. Elle ne pourra pas m'approcher, même si l'on se rencontre par hasard au Coty, pendant plus d'un an. Et après ? Je ne reviendrai sans doute plus à Giens. et on se perdra de vue.
Pour moi qui n'entrevois de relation que sur une longue période... Je vais la revoir en Corse. Elle sera du voyage. Il durera sept jours. Je ne lui ai rien dit de tout cela alors que je la voyais tous les jours en juillet. Trop de timidité peut-être ?
Après cette semaine Corse (et une semaine ce n'est rien), je ne la reverrai probablement jamais. Elle doit revenir au Coty en février 91. D'ici là, il peut se passer tant de choses...
Pourtant, je me sens vraiment bien avec elle, à tel point que je suis presque gêné quand je suis seul avec elle. A tel point que, depuis mon retour, j'y pense tous les jours. Même ma mère a deviné sans vraiment trop savoir.

mercredi 6 août 2008

Crescendo J. Heuchel

le 06.08.90

Beaucoup d'eau à coulé sous les ponts depuis la dernière fois où j'ai écrit dans ce journal. Cela fera une semaine demain que je suis revenu à Bosc-le-Hard. Il s'est passé tant de choses que je ne sais par où commencer.
Puisque le sujet occupe déjà une bonne place dans ce journal, je commencerai par Jean-Jacques.
Jean-Jacques m'avait fait plutôt bonne impression lorsque je l'ai revu pour la première fois après la greffe. Mais, lundi dernier, le 30 juillet, il était très fatigué. Je suis monté le voir l'après-midi. Il était assis sur le bord de son lit dans un état second, comme un zombie. Je lui est parlé quelques instants, mais, comme il n'a pas répondu (mis à part une espèce de grognement que j'ai pris pour un bonjour), je n'ai pas su quoi lui dire. Il avait vraiment l'air épuisé. Il s'est rallongé et a fermé les yeux. Je l'ai laissé dormir et suis allé lire dans ma chambre. Lorsque le repas de 18 heures a commencé, j'ai appris qu'il était reparti, avec sa mère, pour Marseille ! Il paraît qu'il fallait le dialyser. Ses reins, déjà atteints par des kystes (maladie qui a obligé sa mère à être, elle aussi, greffée il y a cinq ans), ne pouvait éliminer la "cyclo" et les antibiotiques contre le CMV*. D'autant que la chaleur était accablante et que Jean-Jacques buvait peu. J'ai moi-même eu une crise de déshydratation. Jean-Jacques est donc reparti à Marseille. C'est à ma connaissance, la première fois qu'un greffé revenu à Giens repart à Marseille aussitôt. C'est déjà dur pour nous, alors pour lui ce doit être terrible. Je ne peux pas me mettre réellement à sa place, mais j'imagine que ça ne doit pas être gai.
Pour Laurent non plus se n'est pas gai. En fait, pour Laurent, plus rien n'est quelque chose. Il est décédé à la suite de complications post-chirurgicales. Il a fait une hémorragie et deux arrêts cardiaques. D'après une infirmière, son encéphalogramme était plat dès vendredi soir (le 27, d'après mes calculs). C'est fou. Il est peut-être décédé à l'instant où j'écrivais sur lui l'autre soir. Je m'en veux un peu d'avoir été si dur avec lui maintenant qu'il est mort. Mais, c'est toujours comme ça. C'est facile de regretter après coup. Pourtant, je le dis sans fausse pudeur, j'aime mieux que ce soit lui que moi. C'est la loi de la jungle. C'est atroce, mais c'est comme ça. Au moins, je suis conscient de ma méchanceté. Et je connais peu d'hommes (même pas un seul) prêts à mourir pour un type qu'ils connaissent peu. Disons que c'est le hasard, le destin qui a fait que Chazalette l'ait choisi et pas moi. Je ne lui voulais aucun mal à Laurent. Simplement j'avais été énervé parce qu'il n'avait pas eu à attendre longtemps et, maintenant, je me dis qu'il vaut mieux attendre longtemps que de mourir vite.
D'ailleurs, la mort de Laurent m'a autant choqué que sa greffe. Il n'y a pas un jour où je ne pense à lui. Un point me fascine cependant : lorsque j'ai fait la connaissance de Laurent, en février, alors que j'étais à peine remis de mes pneumos, mes parents étaient avec moi. Ma mère a vu Laurent et quand on a su qu'il allait être mis sur la liste de pré-greffe, elle m'a dit à peu près : "Il ne supportera pas la greffe. il est trop faible. Moralement trop faible. Il n'a pas le punch comme toi ou Jean-Jacques." Elle avait raison.
Je ne sais pas ce que me réserve l'avenir (et tant mieux) mais Jean-Jacques s'en est sorti, du moins, cela semble aller à peu près, même s'il y a des complications fâcheuses qui sont autant de contretemps, et Laurent n'a pas pu supporter le choc...
Je n'ai pas de nouvelles récentes de Joseph.
Comme à chaque fois qu'un ami est malade, je n'ose pas appeler de peur d'avoir de mauvaises nouvelles. J'ai envie de savoir, tout en étant incapable de me décider à appeler.
depuis ce mois de juillet à la fois génial et affreux, je suis encore plus instable qu'avant. En quelques minutes, je passe de la meilleure bonne humeur à la plus noire des pensées. Je ressens physiquement ce malaise intérieur. Lorsque le cafard s'abat sur moi, je me sens fébrile, mon rythme cardiaque s'accélère. J'ai envie de courir sans me sentir la force de le faire. Les bruits m'insupportent et le silence est encore pire. Il me laisse seul avec moi-même et le rythme de mes pensées va crescendo jusqu'à la mort. Jusqu'à la mort. Rien que de l'écrire je me sens mal. Mon estomac est noué et ma main écrit de plus en plus vite, presque nerveusement. Cette tension accumulée là-bas s'est brusquement relâchée une fois revenu à Bosc-le-Hard et j'ai passé deux jours entiers à dormir. J'ai commencé à me sentir mieux vendredi, et c'est seulement dimanche, grâce à mes cousines, que je me suis réellement détendu. Maintenant, revivre ces événements par écrit me replonge dans ce climat. Heureusement, dans ma chambre, je n'ai qu'à relever les yeux pour contempler mille choses agréables et reposantes. Demain j'irai à Rouen avec Yannick. Nous allons chercher une étagère supplémentaire pour ranger tous mes livres qui s'accumulent en tas anarchique dans ma chambre. J'irai aussi à la FNAC acheter de quoi distraire mes yeux et mes oreilles. Je me changerai les idées et cela me fera du bien.
J'ai écrit toute la journée. Une lettre à Stéphane, une à Jean-Jacques (qui fut dure à écrire. Je ne sais quoi lui dire. Je voudrais le distraire et lui changer les idées, mais j'ai peur, en lui racontant ce que je fais, de lui casser le moral en lui faisant sentir tout ce qu'il manque). J'ai la main droite en compote. Toutes les articulations me font mal. Je vais donc arrêter pour aujourd'hui, même si je n'ai pas abordé tous les sujets qui me tenait à coeur.
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* Cytomégalovirus.