mardi 3 juin 2008

Programme idéal. J.Heuchel

le 03.06.90

L'oscillation est positive ! Jean-Jacques s'en tire bien. L'opération a duré six heures en elle-même, mais il est resté de 10 heures du soir à 7 heures le lendemain matin au bloc. Maintenant, il va vraiment morfler. Les suites post-opératoires vont être longues. Il doit être branché à des tas de tuyaux: drain pour évacuer le sang, voie centrale pour injecter des produits anti-rejets, intubation pour respirer le temps que les nerfs soient à nouveau opérationnels, sonde gastrique pour le nourrir, sonde urinaire pour pisser, sans compter les cathlons où l'on prélève et analyse le sang périodiquement, ni les électrodes cardiaques... Oui, il morfle Jean-Jacques. Mais il le voulait. Il ne voulait plus que ça. Il ne luttait contre la maladie que pour ça. Comment sera-t-il maintenant qu'il a réalisé son rêve, mais qu'il est encore prisonnier du corp médical ?
D'après sa soeur qui nous téléphone régulièrement, il a déjà demandé à boire. Mais cela ne sera pas possible avant deux jours (au mieux), le temps de le sevrer du respirateur artificiel.
Il les fait déjà chier ! Ah, il est vraiment unique cet Alsacien !
Ici, égoïstement, il nous manque. Elle était vraiment marrante sa grande gueule. Jean-Jacques mettait de l'animation. Il était comme une présence permanente (le pauvre) au Coty. Un ami, un vrai, un peu comme un grand frère. Comment sera-t-il après ?
La greffe transforme ceux qui n'en sortent pas les pieds devant : non pas que les greffés subissent l'influence du mort dont il a l'organe dans sa poitrine, comme je le craignais il y a deux ans, lorsque ma mère m'a parlé de greffe pour la première fois. Mais cette épreuve transforme celui qui la surmonte comme les cosmonautes qui sont allés sur la lune. L'on gagne une assurance, une confiance en soi, qui parfois confinent à l'orgueil et à la vanité. C'est tellement dur à passer, l'attente est tellement longue, qu'une fois opérés, les malades veulent tout et tout de suite. Il faut rattraper le temps perdu et, parfois, cet appétit de vie vous brûle comme une cigarette qui va se terminer. Une fois brûlé ce sursis, l'organisme (qui, bien que débarrassé de l'infection pulmonaire, reste atteint au niveau abdominal et qui, en plus, lutte contre le greffon et doit supporter les anti-rejets) déclare forfait et c'est la galère de nouveau. C'est , à mon avis, ce qui arrive à Guy. Il a trop tiré sur la corde. Et cela fait deux mois qu'il traîne à l'hosto sans que les médecins sachent ce qu'il a exactement. Dans ce cas, à quoi bon ?
Mais je pense que Jean-Jacques aura l'intelligence d'éviter le piège. Mais je ne suis pas devin.
Pour l'instant, il faut déjà qu'il sorte de réa post-greffe. Et c'est pas le morceau le moins dur à faire passer !Après j'aurai bien le temps de voir comment il évoluera. Mais je crains de n'avoir plus rien à lui dire après ça. Christelle était très causante avant sa greffe, mais, après, elle n'avait plus rien à nous dire. Que dire à des balourds qui ne connaissent pas l'épreuve ? Qui ne la traverseront peut-être pas. Sans compter une sorte de peur (bien naturelle, mais, quand même, ça fait mal quand vos anciens amis vous craignent comme un pestiféré) due à la contamination des non-greffés, pleins de microbes par rapport au greffé, immuno-dépressé et donc vulnérable.
Tout ça me trotte dans la tête. Notre amitié, si Jean-Jacques survit, survivra-t-elle ? A moins que je ne sois rapidement greffé et que je le rejoigne de l'autre côté. A ce moment, quel sera mon comportement avec les autres ? j'espère arriver à garder le contact, tout en me préservant. Mais, y arriverai-je ?
Je le saurai peut-être bientôt car, aujourd'hui, j'ai failli voir Dieu alias le professeur Noirclerc. Il est venu au Coty rendre visite à Gilles (qui est toujours au Coty 3 Centre, secteur post-greffe), donner des nouvelles de Jean-Jacques et me voir. Il a réussi à voir Gilles et donner des nouvelles de la superstar de la greffe qu'est Jean-Jacques. Par contre, il ne m'a pas vu. J'étais parti en permission voir Didier (un muco joueur de batterie vraiment sympa) en concert dans une fête foraine à côté de la Londe. je lui avais promis, avec les autres, de venir chauffer la foule et je n'ai pas pu attendre Dieu. D'autant plus que j'ai appris, en rentrant le soir, qu'il avait été en retard parce qu'il ne s'était pas réveillé à temps. Malgré le respect et l'admiration que j'ai pour "Dieu", je n'allais pas attendre toute la journée qu'il finisse sa sieste.
Il a dit qu'il voulait me voir. j'essaierai de lui téléphoner mardi pour savoir exactement les desseins qu'il a pour moi. La dernière fois que j'ai rencontrer Dieu, il m'a dit qu'il me grefferai avant les grandes vacances. il n'est pas trop tard et cela cadre avec le programme idéal que j'avais entrevu en mai :
Retour au Coty fin mai.
Greffe de Jean-Jacques début juin.
Greffe de ma personne mi-juin.
Sortie de la Timone fin juin, de ma personne.
Sortie de Salvator mi-juillet, toujours pour moi.
Sortie de Giens fin juillet, pour Jean-Jacques.
Sortie de Giens mi-août pour moi.
Reprise des cours début septembre pour moi.
Maxi fiesta avec Jean-Jacques, une fois chez lui, une chez moi dans l'année suivante.
Mais bon, maintenant je me dis que passer l'été à Marseille n'est pas la panacée. Et puis le farniente aidant, je n'ai plus vraiment envie de reprendre l'école. Je m'en doutais. Je l'ai toujours su. chaque fois que j'ai été malade, j'ai essayé quand même d'aller en classe. Je faisais mes perfusions à domicile très tôt le matin et le soir après les cours. J'allais en classe au maximum. Je ne savais que trop qu'une fois sorti du système, j'aurai beaucoup de mal à y replonger. J'ai déjà, après deux années sabbatiques, des difficultés à concentrer longtemps mon attention.
Oui, la reprise sera dure !
Mais maintenant je relativise beaucoup les études. Je sais que je ne pourrai jamais, même greffé, travailler à plein temps. Que je risque fort de faire des rejets la première année après la greffe. Que de toute façon, je n'aurai jamais de vrai métier et encore moins de carrière. Le pire c'est que je m'en fous car cela n'a plus aucun intérêt à mes yeux. Alors Johann, après la greffe : un déchet de la société ? un glandeur stupide ?
Non, je poursuivrai mes études, pour mon plaisir, pour savoir, par curiosité. mais j'irai à mon train, sans chercher à tout prix à décrocher des diplômes dont je ne ferai rien.
C'est peut-être minable comme ambition, mais vivre bien, en paix avec soi, c'est déjà beaucoup. Glandeur oui, mais glandeur conscient de la beauté du geste.
Pourtant, cela est terriblement égoïste.
J'ai beaucoup parlé avec Stéphane des rapports humains, de leur hypocrisie, de leur futilité, alors que chacun ne vit que pour soi. cette idée lui est intolérable. il veut plus. Il veut faire partager sa vie, sa pensée, ses émotions, mais y renonce de peur de ne rencontrer qu'incompréhension et de s'autoparodier dans une ridicule mise en scène de ce qu'il est. Devant ce problème sans solution, car oui, on ne vit que pour soi en définitive, il ne voit que le suicide, la fin, la mort. je ne devrai peut-être pas en parler et encore moins l'écrire : ici, n'importe qui d'un peu curieux peut tomber sur ces pages. Je le fais car j'ose (folie que tout cela) avoir confiance dans la discrétion des autres. Je le fais surtout parce que ces idées, si noires, si désabusées, si funestes, m'ont choqué. stéphane n'accepte pas la règle du jeu. Il veut plus de sincérité tout en craignant qu'elle ne le détruise par l'autodérision. Il reproche au monde d'être trop égoïste. Il ne pense pas qu'il soit possible de l'améliorer. Alors, il veut prendre les cartes et dire adieu à cette connerie. Attention, pas de tentative de suicide, mais un simple laisser-aller, une simple reddition devant la maladie et c'est la mort à petit feu au nez et à la barbe de tous : malades, médecins, psychologues, aides-soignantes, tous...
Pourtant le suicide est l'égoïsme suprême. Il faudrait lui faire comprendre cela. Quoique je doute qu'il n'y ait pas réponse. Pourtant ce type a une si grande richesse intérieure. Il est tellement créatif qu'il devrait trouver en lui-même la force de vivre. J'ai du mal à le comprendre. Y arriverai-je réellement ? C'est peut-être pour cela qu'il veut redonner ses cartes...

Aucun commentaire: