mercredi 18 juin 2008

La génération perdue J. Heuchel

le 18.06.90

Cela fait déjà trois jours que je passe à la maison. samedi matin, le 16, mes cousines sont arrivées pour presque une semaine. Elles dorment dans leur résidence secondaire, à Bosc le Hard, mais passent la journée ici. nous avons repris les jeux de rôles sur les chapeaux de roues.
Mais ce loisir m'attire moins qu'il y a deux ans, bien qu'il reste très agréable. Ma véritable vie est devenue si mouvementée que j'éprouve moins l'envie de m'évader dans un univers fantastique. Je subit l'influence de Giens. J'ai toujours été influencé par des tas de gens : jusqu'à l'année dernière c'était surtout par Law, mais, depuis Giens, beaucoup d'autres personnes sont entrées dans ma vie : Jean-Jacques, Stéphane, François, Juliette, Martine, Frédéric...
Mais de tous, ce sont Jean-Jacques et Stéphane qui ont eu le plus fort ascendant sur moi. Ces quinze derniers jours je les ai passé avec Stéphane le plus clair du temps. On a beaucoup parlé ensemble. Il est vraiment extraordinaire, à part... Ensemble on a fait le gros du Cotylédon, le journal des "Mucos Battants". J'espère qu'il va bientôt être tiré et distribué. Relancer ce magazine est, pour l'instant, mon principal centre d'intérêt. Il montrera un peu l'esprit muco au travers des textes et des dessins qui y figurent. Si les autres participaient après ce premier numéro, ce serait vraiment bien. J'aurai le sentiment d'avoir fait quelque chose d'utile.
Finalement, créer et susciter la création est à peu près la seule chose que l'on puisse faire... sauf aider les autres à vivre, à supporter le mal de vivre. Stéphane m'y aide. Il est plein de sagesse, même si, par moments, il est vraiment très négatif. C'est un ami qui devient de plus en plus proche. Avec lui je partage des tas de choses : la maladie d'abord, puis la littérature, la musique à laquelle il m'initie, et aussi les délires de notre correspondance. Il m'a redonné le moral, l'envie de m'améliorer physiquement pour attendre mieux et plus longtemps la greffe. je ne vais plus me laisser gentiment baisser sous prétexte que "Dieu" va me greffer. il faut que je remonte. Doucement, sans à -coups, pour éviter les complications, mais il faut que je remonte.
Je pose. Dans ce journal je pose et je me mets en valeur, m'a dit aussi Stéphane. "Le plus dur c'est d'être détaché de son journal tout en y inscrivant l'essentiel." "C'est très dur de ne pas se laisser emporter dans son élan et de ne pas écrire quelque chose de dithyrambique."
A-t-il lu ce que j'écris ? ou est-ce une constatation, fruit de sa propre expérience ? suis-je grotesque en racontant tout ça ? et si je brode, pour qui est-ce ? pour moi ? pour vous ?
Guy aussi voulait écrire un livre, mais il cherche un nègre car il ne sait pas faire passer l'émotion par écrit. Il voudrait faire un témoignage de ce qu'il est, de ce qu'être greffé représente. Un peu comme nous avec le Cotylédon. Guy a même voulu prendreStéphane comme nègre ! Mais il a refusé. Il a déclaré vouloir faire son entrée dans la littérature par la grande porte, pas par un témoignage. Il recherche plus de rigueur, de créativité littéraire. plus que ce que je pourrai sans doute jamais faire. Mais, déjà si l'un d'entre nous arrive à faire passer sa rage de vivre et sa force à d'autres, ça serait déjà ça.
Une rage, qui pour ma part s'est accrue lorsque j'ai réalisé que j'ai fait que ce que j'endurais profiterait à d'autres.
Mais voilà que la greffe n'est qu'un moment dans le traitement de la mucoviscidose. Voilà que l'on peut diagnostiquer la maladie chez le foetus, à temps pour faire une IVG. Voilà que, dans dix ans, l'on vaincra la mucoviscidose en prenant un petit comprimé bourré de la molécule manquante qui rend anormale le transport du chlore dans nos cellules. Voilà que les mucos disparaissent. La génération perdue. Ceux qui naissaient en 1960 mourraient, en moyenne, à deux ans. Ceux de 1990 mourront dans le ventre de leur mère, grâce à l'IVG. Ceux de 1980 verront l'évolution de la maladie stoppée par le remède miracle. ceux de 1970 devront être greffés pour survivre quelques années de plus, partagés entre l'hôpital et la maison.
Et pourtant, même s'il y a des moments pénibles, je veux vivre cette vie ! Je le veux plus que tout ! Une fois tous les mucos morts et ceux à venir avortés : problème résolu.
Le journaliste : "Il n'y a plus aucun malade mucoviscidosique. La maladie est donc vaincue ? N'est-ce pas , docteur ?"
Le docteur : "Oui, ils sont morts et nous tuons les nouveaux nés. La mucoviscidose est morte."
Imaginez Schwartzenberg dire : "Le cancer est vaincu. Désormais tous les malades sont brûlés dès le diagnostic fait."
Non, j'espère que des gens renonceront à l'IVG et prendront le risque de voir mourir leur enfant parce que c'est la seule façon courageuse et noble d'affronter la fatalité. C'est la seul façon décente de vaincre la maladie : en prolongeant la vie et non en la détruisant avant qu'elle ne le fasse.
Nous sommes la génération perdue, rats de laboratoire pensants, où la science tente de comprendre les anomalies de la vie. Mais si le remède miracle est trouvé et que, malgré cela, l'on avorte les mucoviscidosiques, alors l'humanité aura perdu un combat et nous seront vraiment perdus. Ayant vécu pour rien. Une vie à la dérive du temps.
Ai-je posé en racontant tout ça ?
C'est peut-être un peu théâtral, mais je n'arrive pas à m'exprimer bien de façon concise. (J'ai déjà du mal si je développe mon idée !) A l'avenir, j'essaierai d'être moins exhibitionniste tout en disant ce que j'ai à dire. Mais c'est un exercice difficile pour moi.
Mais ce journal ne doit pas devenir impersonnel et académique à force de recul pris par rapport à ma propre vanité. Montaigne disait :"On va plus facilement par les extrémités que par le milieu." Essayons tout de même.

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