samedi 7 juin 2008

L'atout final J. Heuchel

07.06.90

Cela fera une semaine de post-greffe pour Jean-Jacques cette nuit. Il est toujours intubé, en réanimation à la Timone. il a subit, avant-hier, une trachéotomie pour l'aider à mieux respirer et épargner les cordes vocales abîmées par le tuyau du respirateur artificiel. ce n'est pas alarmant. La majorité des greffés sont trachéotomisés, surtout les garçons. depuis une semaine, Jean-Jacques n'a pas eu de gros problèmes. Pour l'instant, il se remet lentement, à un rythme tout à fait satisfaisant, d'après les médecins.
Ici, il hante le Coty. Les conversations tournent toutes autour de lui. Qui l'a vu le jour de la greffe y va de son commentaire. Chacun relate sa dernière rencontre avec Jean-Jacques aux poumons moribonds. Laetitia ne pense plus qu'à lui. Elle analyse sa relation avec lui, tentant de savoir si, oui ou non, elle doit rester avec lui. Elle et François sont allés à la Timone la nuit de sa greffe. Ils en sont revenus transformés. Laetitia a pris de l'assurance; elle est maintenant totalement intégrée au Coty, alors qu'elle était très secrète en janvier lorsque j'ai fais sa connaissance. François aussi a changé. Il est plus rieur, il met de l'ambiance de lui-même, tandis qu'auparavant il se contentait de commenter ladite ambiance. Mais il est resté très secret sur son réel état d'esprit. Il faut dire que lui aussi attend la greffe.
Stéphane, qui avait mal réagi, ne voyant dans le départ de Jean-Jacques que la conclusion ultimement tragique de l'échec d'une vie, commence à réaliser toute la porté de cette greffe. C'est comme une seconde naissance. Un nouveau départ. Une autre chance. C'est une lumière formidable au milieu des ténèbres. Et ce ne sont pas les ténèbres qui doivent masquer la lumière mais celle-ci qui doit illuminer les ténèbres. (C'est beau ce que je dis, sniff!). Non. Sérieusement, cette greffe, cette dernière carte, est terrifiante car c'est l'atout final. Il est certain qu'en elle-même l'idée que Jean-Jacques soit parti souriant vers une mort probable et vers des souffrances certaines est révoltante. Mais on est comme on naît. Et lorsque l'on naît muco, la greffe a un sens tout particulier. C'est l'occasion de prendre sa revanche et de surmonter la fatalité génétique, de reculer la mort préprogrammée. La greffe n'est pas la guérison totale, qu'importe ! Pour l'instant, c'est l'unique moyen thérapeutique qui permette de faire plus que de s'attaquer aux effets de la maladie. C'est le meilleur moyen de niquer la maladie.
Stéphane a tendance à trop considérer sa vie comme ratée et inutile. Pourtant, lundi soir, nous sommes allés sur le port avec Sonia, une jeune fille de 16 ans, elle aussi en attente, qui a su trouver les mots justes pour l'émouvoir. Elle lui a dit : "Je veux la greffe car ça ne peut plus continuer comme ça." Tout simplement. Il n'a rien rajouté, n'est pas reparti dans ses tirades sur le dégoût et l'inutilité de la vie. Il a juste acquiescé de la tête. Mais il ne veut toujours pas de greffe pour lui. Non pas qu'il en ait besoin rapidement. Simplement il l'a refuse. Il estime que, lorsque son heure sera venue, il n'aura aucun intérêt à s'accrocher. Il n'en aura même pas envie. Tout comme Didier.
Didier dort dans la chambre d'à côté. Il fait partie des mucos dits "en forme". C'est le batteur dont j'ai déjà parlé. Didier refuse lui aussi la greffe en ce qui le concerne. Il préfère vivre intensément le temps qui lui reste que se ménager pour tenir. Didier fume. Didier se défonce. Didier vit son tip comme il l'entend. C'est un type intègre avec lui-même. les apparences sont trompeuses. Il a l'air d'un zonard borné alors que, dès que l'on parle avec lui, il est surprenant de sincérité. Il est ouvert à tous, sympathique et agréable; il est un créateur à sa façon. Il fait de la musique, une forme d'art; il est intelligent et relax.
Il touche à l'herbe et fume comme un sapeur. Le genre de type que je Haïssais parce qu'ils se détruisent alors que je me bats pour vivre. En parlant avec lui, j'ai compris sa démarche. Il fume parce qu'il se sent bien en fumant. ça l'aide à encaisser les chocs de la vie. c'est une façon de tenir.
Interruption. Stéphane entre. Il me voit attablé à écrire. Là, je lui ai dit que j'écrivais un journal. Il m'a approuvé. Je sais depuis longtemps qu'il fait la même chose. C'est même lui qui m'a incité à écrire le mien. On a évoqué la difficulté d'analyse. Comment être sûr de ce qu'on écrit, alors qu'on est même pas sûr de savoir pourquoi on l'écrit ?
Je lui ai dit que Didier était quelqu'un que j'avais fini par comprendre, alors qu'il représentait l'autodestruction.
Du tac au tac, il a rétorqué : "Comprendre mais pas excuser. Il est en contradiction avec lui-même. Il fume et il va à l'hosto se soigner. S'il était honnête avec lui-même, il arrêterait les perfs. Mais c'est de la contradiction que vient la personnalité. Tout se contredit en étant à la fois indispensable l'un à l'autre. La musique, c'est du silence."
Voilà. C'est dit. Didier est conscient de cette contradiction, mais il ne fait rien contre.
Stéphane analyse remarquablement les choses. Il me sidère à chaque fois. Alors que, depuis "une heure", je tente de présenter et de comprendre Didier, il le décrit en quelques phrases. Je n'ai plus qu'à me recoucher. Et c'est Stéphane qui a conclut notre conversation par une autocritique : "En ce moment, je suis aigri. Il va falloir faire quelque chose. je ne sais pas quoi, mais quelque chose. Je suis grotesque. La vie est grotesque. Je pantaille."
Si lui, qui voit justement les choses, pense ça, où va-t-on ? je ne suis pourtant pas d'accord. La vie est apparemment grotesque à mon sens, mais elle porte en elle-même son utilité. Je ne sais pas comment le faire comprendre et encore moins l'écrire, mais j'ai foi en elle, en sa crédibilité. Peut-être n'est-ce que sottise ?
Ah ! J'oubliais !
Hier, j'ai vu "Dieu" à Marseille. Nous étions allés à un concert en faveur de l'association Maud (qui a maintenant une existence légale et dont c'était la première soirée). M. Noirclerc y était. Il m'a rassuré sur l'état de Jean-Jacques et m'a dit qu'un des prochains greffons était pour moi.
Si je veux arriver à comprendre le sens de la vie avant la greffe, j'ai intérêt à faire vite...

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