dimanche 31 août 2008

Dégénérescence philosophique J. Heuchel

le 31.08.90

Je suis seul dans le service. Seul. Sans personne à qui parler. Après l'agitation des derniers jours, ce calme sinistre fait l'effet d'une douche froide. Nous sommes cinq hospitalisés. ils sont en permission ou à l'étage supérieur. La veilleuse est partie aider une collègue du dessus.
Seul. Solitaire. Solitude. Décrépitude. Déchéance. Déception. Trahison. Connerie.
Je suis un assassin depuis un quart d'heure environ. Oh ! Je n'ai pas tué un type pour lui prendre ses poumons. J'ai juste frappé, avec Joséphine, un chien qui a traversé sous mes phares. Je roulais vingt kilomètres au-dessus de la limite, j'avais commencé à rétrograder en vue d'un croisement. Je n'étais plus qu'à cinquante ou soixante kilomètre/heures. La bête a débouché, sous mes phares, en pleine nuit. Je l'ai heurtée. J'ai senti et entendu le choc. Je me suis arrêté. L'animal avait disparu dans la végétation. A l'instant de l'impact, cherchant à voir ce que c'était, j'ai pensé voir un kangourou, pensée stupide qui a paralysé mes réflexes. J'ai freiné trop tard. Enfin, je crois. Tout a été trop vite.
"Tout a été trop vite". Cette phrase utilisée dans des centaines de films, de livres, de fictions... La vie est souvent comme une fiction. Comme si notre existence était organisée par un dément amoral. Je rencontre Guy. Nous sympathisons. Il est du groupe sanguin AB - très rare. Il est appelé pour une greffe et arrive trop tard. Le greffon est perdu. Statistiquement, il n'y en aura pas d'autre avant trois ans. Dix jours après, début octobre, il est rappelé. On a trouvé un second greffon. Il est opéré. Les complications sont nombreuses. Il sort juste avant Noël et reprend une vie normale. il revient à Giens en février, apparemment pour vendre seulement des fringues et quitter Paris où il fait un temps pourri. Il reste une semaine. Pendant ce temps, Christophe, en attente d'une seconde greffe, meurt, alors qu'ils prenaient leur repas : crise d'angoisse suivie d'un arrêt cardiaque. Fatal.
Je revois Guy en avril. Il est fatigué, respire mal, a des problèmes apparemment incompréhensibles pour les médecins. Il me confie - Je l'entend encore - quelque chose de ce style : "J'en ai bavé pendant quelques mois, mais ça valait vraiment le coup. Maintenant, je fais tout ce que je veux. Tu vois, après ce que j'ai vécu, j'ai l'impession que rien ne peut plus m'arriver : un accident ou un truc de ce genre. Je me sens immortel. Parce que, s'il y a une justice (apparemment il était convaincu de ce postulat) sur terre, je ne peux pas mourir avant dix ans. J'en ai trop chié pour en arriver là".
Aujourd'hui, ses problèmes toujours non résolus, Guy est en réa. Il est dans le coma et attend d'être regreffé presque un an après avoir fait les examens pré-greffe. Ici, même les infirmières ne croient plus en ses chances. Cela fait déjà quinze (ou dix ?) jours de coma. Même s'il était greffé cette nuit, il garderait probablement de lourdes séquelles.
Ma foi, cette histoire atroce pourrait faire un excellent film. Disons Scorsese, Weir ou Woody Allen derrière la caméra. Un film ou un livre. Une fiction. Bref, tout donne à penser que l'on vit comme un acteur qui est dirigé par un metteur en scène sadique. Ou mieux, comme des personnages dans un jeu de rôles. Relativement autonomes,mais, en fait, guidés d'une main ferme mais discrète par le meneur du jeu. On accomplit pas son destin. On lutte contre.
Ce soir, par exemple, tous les événements de la journée semblaient avoir pour ultime but de me transformeren un spécimen caractéristique de beauf con et inconscient. Je voulais aller au cinéma voir Robocop II. Ce soir est le dernier soir où j'ai ma voiture car je dois la déposer chez le garagiste demain matin afin qu'il la répare pendant mon séjour en Corse. J'avais adoré le premier Robocop (un chef-d'oeuvre). Mais son ersatz risque de ne pas faire carrière, surtout dans une ville comme Hyères. De ce fait, lors de mon retour de Corse je n'aurais pas pu le voir. J'ai donc demandé une permission de minuit (car l'unique séance de la journée commence à 21 h 45). Mais l'interne me l'a refusé car, dit-il, "je dois me reposer avant d'aller en Corse". Or, comme il m'accordait le voyage, je n'ai pas insisté, fidèle à ma réputation de garçon sérieux. Mais voilà que ce soir, seul dans le Coty, mon exaspération a grandi. Tous les autres sont sortis, sauf moi. Ils sont allés boire un pot à Giens. Ils avaient jusqu'à 10 heures, comme moi, et à 10 h 30 ils ne sont toujours pas revenus. Mais bon, une demi-heure de retard et une heure et demie c'est très différent. Bref, je suis resté dans le service désert à ressasser mon désir cinématographique. A 9 heures et quart, très énervé, j'ai pris Joséphine? Je ne savais pas encore si j'allais aller au cinéma sans perm ou si j'allais, comme je l'avais dit aux infirmières, faire simplement un tour pour recharger ma batterie (comme Joséphine sera chez le garagiste, elle ne roulera pas beaucoup d'ici mon retour de Corse et je veux être sûr qu'elle démarrera). en route, je pensais à ce que j'allais faire: me payer une toile ou juste me promener ? Joséphine montrant des problèmes d'accélérateur, je décidai de simplement faire un tour. C'était la voix de la sagesse. Par contre, la voix de la stupidité me souffla de rouler vite, pour décrasser le moteur et voir comment se comportait la voiture à quatre-vingts, voire à cent kilomètres/heure ! J'étais au bout de la route du sel, presque revenu à Giens, lorsque j'ai frappé ce qui devait être un chien. Je crois lui avoir cassé le bassin, ou une patte. J'ai heurté son arrière train à cinquante kilomètres/heure. Pourtant je n'ai pas entendu de cri, ni de plaintes, même après le choc.
J'étais arrêté, de nuit, dans un tournant, cherchant comment apporter à un vétérinaire inconnu une bête mystérieuse que j'avais blessée et le tout en dix minutes (car il ne me restait pas plus pour rentrer au Coty). Indécis, les jambes tremblantes, j'ai fini par fuir ces problèmes dans une conduite plus catastrophique que jamais. J'ai fui.
Si je dresse le bilan de cette soirée, j'y vois un type inconscient qui roule avec une voiture en mauvais état, trop vite, de nuit; un jeune conducteur ayant déjà eu un accident. j'y vois un salopard qui tue les animaux. Un mec qui brise la vie d'un autre (et peut-être aussi celle des maîtres du chien). Un type que j'aurais tué avec plaisir il y a deux ans. Un lâche enfin, qui, ne prenant pas compte de cet acte, s'enfuit, laissant les autres payer les pots cassés. J'ai honte, honte tout simplement. Et ce sentiment de dégoût de moi-même est atroce.
Déjà, il y a longtemps, j'ai provoqué la mort d'un chat. Croyant que c'était le mien,je m'étais élancé vers lui en criant son nom: "Tigron !" Pourtant, tout en courant, j'ai vu que ce n'était pas lui. J'ai continué à courir en gesticulant, comme poussé par une idée malsaine de tenter le diable. Le chat a pris peur. Il s'est enfui et a débouché en courant sur la route. Le diable est arrivé, personnifié par un chauffard, roulant un peu vite, qui a continué comme si de rien était, tandis que le chat mourrait sur le trottoir. ce jour-là, j'ai eu la même sensation qu'aujourd'hui. Je l'avais presque oubliée.
Par contre, je n'ai jamais oublié mon angoisse, ma tristesse, ma peine, ma douleur, lorsque mon vrai chat Tigron a disparu un matin pour ne jamais revenir. ce soir, un petit enfant va peut-être vivre ce calvaire, attendant un animal familier, déjà agonisant.
Alors voilà, j'ai beau essayer de me trouver des excuses ( je ne roulais pas si vite; l'animal n'a peut-être pas grand chose; mieux vaut un chien qu'un humain; je ne l'ai pas entendu crier; peut-être ira-t-il chez ses maîtres qui l'emmèneront chez le véto, peut-être...), aucune n'est valable.
Lundi, j'ai pris une cuite et fumé.
Vendredi, j'ai roulé comme un con et blessé (ou tué) un animal innocent.
En une semaine, j'ai renié (ou plutôt bafoué) tous les principes moraux de base: le contrôle de soi, la modération en tout, le respect de la vie, la responsabilité de l'homme face à ses actes, tous ont été traînés dans la boue. Par moi. C'est dur d'être faillible. C'est encore plus dur de faillir à sa propre philosophie. Être meilleur et plus sage... Elle est bien bonne ! Chaque jour je deviens plus idiot et plus irresponsable. Ça tient de la dégénérescence philosophique !

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