mercredi 6 août 2008

Crescendo J. Heuchel

le 06.08.90

Beaucoup d'eau à coulé sous les ponts depuis la dernière fois où j'ai écrit dans ce journal. Cela fera une semaine demain que je suis revenu à Bosc-le-Hard. Il s'est passé tant de choses que je ne sais par où commencer.
Puisque le sujet occupe déjà une bonne place dans ce journal, je commencerai par Jean-Jacques.
Jean-Jacques m'avait fait plutôt bonne impression lorsque je l'ai revu pour la première fois après la greffe. Mais, lundi dernier, le 30 juillet, il était très fatigué. Je suis monté le voir l'après-midi. Il était assis sur le bord de son lit dans un état second, comme un zombie. Je lui est parlé quelques instants, mais, comme il n'a pas répondu (mis à part une espèce de grognement que j'ai pris pour un bonjour), je n'ai pas su quoi lui dire. Il avait vraiment l'air épuisé. Il s'est rallongé et a fermé les yeux. Je l'ai laissé dormir et suis allé lire dans ma chambre. Lorsque le repas de 18 heures a commencé, j'ai appris qu'il était reparti, avec sa mère, pour Marseille ! Il paraît qu'il fallait le dialyser. Ses reins, déjà atteints par des kystes (maladie qui a obligé sa mère à être, elle aussi, greffée il y a cinq ans), ne pouvait éliminer la "cyclo" et les antibiotiques contre le CMV*. D'autant que la chaleur était accablante et que Jean-Jacques buvait peu. J'ai moi-même eu une crise de déshydratation. Jean-Jacques est donc reparti à Marseille. C'est à ma connaissance, la première fois qu'un greffé revenu à Giens repart à Marseille aussitôt. C'est déjà dur pour nous, alors pour lui ce doit être terrible. Je ne peux pas me mettre réellement à sa place, mais j'imagine que ça ne doit pas être gai.
Pour Laurent non plus se n'est pas gai. En fait, pour Laurent, plus rien n'est quelque chose. Il est décédé à la suite de complications post-chirurgicales. Il a fait une hémorragie et deux arrêts cardiaques. D'après une infirmière, son encéphalogramme était plat dès vendredi soir (le 27, d'après mes calculs). C'est fou. Il est peut-être décédé à l'instant où j'écrivais sur lui l'autre soir. Je m'en veux un peu d'avoir été si dur avec lui maintenant qu'il est mort. Mais, c'est toujours comme ça. C'est facile de regretter après coup. Pourtant, je le dis sans fausse pudeur, j'aime mieux que ce soit lui que moi. C'est la loi de la jungle. C'est atroce, mais c'est comme ça. Au moins, je suis conscient de ma méchanceté. Et je connais peu d'hommes (même pas un seul) prêts à mourir pour un type qu'ils connaissent peu. Disons que c'est le hasard, le destin qui a fait que Chazalette l'ait choisi et pas moi. Je ne lui voulais aucun mal à Laurent. Simplement j'avais été énervé parce qu'il n'avait pas eu à attendre longtemps et, maintenant, je me dis qu'il vaut mieux attendre longtemps que de mourir vite.
D'ailleurs, la mort de Laurent m'a autant choqué que sa greffe. Il n'y a pas un jour où je ne pense à lui. Un point me fascine cependant : lorsque j'ai fait la connaissance de Laurent, en février, alors que j'étais à peine remis de mes pneumos, mes parents étaient avec moi. Ma mère a vu Laurent et quand on a su qu'il allait être mis sur la liste de pré-greffe, elle m'a dit à peu près : "Il ne supportera pas la greffe. il est trop faible. Moralement trop faible. Il n'a pas le punch comme toi ou Jean-Jacques." Elle avait raison.
Je ne sais pas ce que me réserve l'avenir (et tant mieux) mais Jean-Jacques s'en est sorti, du moins, cela semble aller à peu près, même s'il y a des complications fâcheuses qui sont autant de contretemps, et Laurent n'a pas pu supporter le choc...
Je n'ai pas de nouvelles récentes de Joseph.
Comme à chaque fois qu'un ami est malade, je n'ose pas appeler de peur d'avoir de mauvaises nouvelles. J'ai envie de savoir, tout en étant incapable de me décider à appeler.
depuis ce mois de juillet à la fois génial et affreux, je suis encore plus instable qu'avant. En quelques minutes, je passe de la meilleure bonne humeur à la plus noire des pensées. Je ressens physiquement ce malaise intérieur. Lorsque le cafard s'abat sur moi, je me sens fébrile, mon rythme cardiaque s'accélère. J'ai envie de courir sans me sentir la force de le faire. Les bruits m'insupportent et le silence est encore pire. Il me laisse seul avec moi-même et le rythme de mes pensées va crescendo jusqu'à la mort. Jusqu'à la mort. Rien que de l'écrire je me sens mal. Mon estomac est noué et ma main écrit de plus en plus vite, presque nerveusement. Cette tension accumulée là-bas s'est brusquement relâchée une fois revenu à Bosc-le-Hard et j'ai passé deux jours entiers à dormir. J'ai commencé à me sentir mieux vendredi, et c'est seulement dimanche, grâce à mes cousines, que je me suis réellement détendu. Maintenant, revivre ces événements par écrit me replonge dans ce climat. Heureusement, dans ma chambre, je n'ai qu'à relever les yeux pour contempler mille choses agréables et reposantes. Demain j'irai à Rouen avec Yannick. Nous allons chercher une étagère supplémentaire pour ranger tous mes livres qui s'accumulent en tas anarchique dans ma chambre. J'irai aussi à la FNAC acheter de quoi distraire mes yeux et mes oreilles. Je me changerai les idées et cela me fera du bien.
J'ai écrit toute la journée. Une lettre à Stéphane, une à Jean-Jacques (qui fut dure à écrire. Je ne sais quoi lui dire. Je voudrais le distraire et lui changer les idées, mais j'ai peur, en lui racontant ce que je fais, de lui casser le moral en lui faisant sentir tout ce qu'il manque). J'ai la main droite en compote. Toutes les articulations me font mal. Je vais donc arrêter pour aujourd'hui, même si je n'ai pas abordé tous les sujets qui me tenait à coeur.
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* Cytomégalovirus.

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