mercredi 14 mai 2008

Leçon de vie J. Heuchel

le 14.05.90

Si je reprends la plume si vite c'est qu'hier je n'ai pas pu tout dire (mais le peut-on jamais ?). Il se faisait tard et surtout mon père risquait de monter se coucher et de me voir en train d'écrire. il n'est pas au courant de la rédaction de ce journal. ma mère non plus d'ailleurs. Si je ne leur ai pas dit, c'est parce que je suis un peu trop pudique pour laisser lire ce journal par quelqu'un. Pourtant, si j'écris ce n'est pas pour moi. c'est pour laisser un témoignage de ce que je suis, de ce que je fus. Si je devais mourir, je pense qu'un jour ou l'autre quelqu'un trouverait ces pages et les donnerait à mes parents. Si je survis, alors plus tard, quand cette période mouvementée sera finie, je relirai ce journal et sans doute mi-amusé, mi-nostalgique, critiquant certainement ces phrases qui s'enchaînent sans aucun style, je me dirai : "voilà ce que j'étais".
Il existe un bouquin (on en a aussi fait un film) qui s'appelle les années sandwiches. Autant l'avouer, je ne l'ai pas lu. Cependant, si je n'ai pas lu ce livre écrit, si je me rappelle bien, par Serge Lentz, j'ai retenu une interview de l'auteur qui, à l'occasion de la sortie au cinéma de l'adaptation du roman, avait déclaré à peu près ceci :
" Il y a dans la vie une période, de quelques années, qui est plus importante que tout ce que l'on a pu faire d'autre. c'est une tranche de vie particulièrement riche en événements, émotions, passions et intensité. C'est pendant ces quelques années que l'on vit, que l'on emmagasine les souvenirs les plus forts. J'ai appelé ces années les années sandwiches".
Eh bien, je pense qu' actuellement je vis ces années là...
Alors, s'il est vrai que ce sont ces années là qui formeront l'essentiel de mes souvenirs, je ne veux pas en perdre un seul jour.
Ah ! Putain! ce stylo est dégueulasse !
Je me demande comment je me relirai dans dix ans !
En tout cas, si j'écris ce texte c'est pour moi. Je ne veux pas que quelqu'un d'autre contemple ainsi mes états d'âme maintenant. Pas temps que je vis ce que j'écris. Plus tard, quand tout sera fini, que les années sandwiches seront englouties, je le ferai peut-être lire à quelqu'un.
Peut-être à ma femme si j'en ai une un jour.
Peut-être même à mon fils ou à ma fille. Mais alors là "c'est pas demain la veille", comme dirait Abraracourcix. Peut-être même que je le proposerai à un éditeur. Il faut que j'y réfléchisse. Ou alors je me servirai de ça pour écrire mes mémoires. Je vois ça d'ici :
"Moi Johann H : Muco", dirait le titre en noir sur fond blanc. Et, en dessous, un bout de papier bleu, coincé entre la couverture et le livre lui-même, proclamerai fièrement en grosses lettres noires : "Un témoignage bouleversant d'un enfant qui a lutter contre la mort". L'éditeur aurait insisté sur le mot enfant lorsque je l'aurais rencontré quelques semaines avant pour discuter de l'allure final du livre. Il m'aurait dit d'un air convaincu : "Après tout, vous n'aviez que 19 ans en 90. La majorité a longtemps été fixée a 21 ans. Vous étiez très jeune à l'époque et puis, voyez-vous, le mot enfant ça va faire vendre. Il faut émouvoir le client". Enfin, à l'arrière du livre, à côté d'un cour extrait, il y aurait ma photo : une photo en noir et blanc, prise en février 90 par un journaliste de Var-Matin (comme l'indiquerait la légende) où l'on me voit sur mon lit d'hôpital. Grâce à un montage-photos, on aurait rajouté deux perfusions et un appareil médical. L'appareil serait d'un gris terne, bourré de boutons mystérieux et on verrait clairement sur la photo :

Tension : 8-5. Pouls : 132/mn. Saturation : 71 %. Pa O2 : 5

En fait, tout bien considéré, je ne proposerai peut-être pas ce journal à un éditeur. Et surtout pas à un éditeur aussi con que ça.
Pourtant, je crois avoir des choses à dire.
Mais comment l'exprimer exactement pour que ma pensée ne soit pas dénaturée et à qui le dire ?
A mes parents tout d'abord.
Colette et Yannick. Yannick et Colette.
Comme pour tout le monde, ce sont peut-être les personnes les plus importantes dans ma vie et, cependant, je ne crois pas le leur avoir jamais dit. Comme beaucoup d'enfants je n'ose pas. D'ailleurs je n'ai pratiquement rien écrit sur eux depuis trois mois que j'ai commencé ce journal. Et pourtant ils sont plus importants que les jeux de rôles ! Oh, oui !
C'est peut-être parce que la relation parents-enfants est si monumentale qu'il est difficile d'en parler. Parfois, à Giens, je croise une mère qui tient son petit garçon dans ses bras. Son fils est malade. Elle le sait. Elle le pose par terre. L'enfant rechigne. Il se réfugie contre la jambe de sa mère. Celle-ci le pousse gentiment vers l'infirmière. L'infirmière sort une aiguille d'un tiroir. Elle va bientôt faire une prise de sang. L'enfant le comprend. Il pleure. Il appelle furieusement : "Mam...man !"
Et là, la mère regarde son fils. Elle le regarde et moi je la dévisage, subjugué. Subjugué par la force presque tangible de l'amour maternel. mon coeur se gonfle de foi en l'homme. Quand on voit un tel regard on sait que l'homme peut-être capable de forger un paradis sur cette petite bille bleue perdue dans l'espace. Quand on voit une mère qui abandonne son fils à une infirmière parce qu'elle SAIT que c'est pour son bien et qu'elle SAIT encore plus intimement que sont enfant ne comprend pas. Elle sait qu'il croit qu'elle ne l'aime plus. Elle sait qu'il est alors le plus triste des êtres car il a été trahi par sa mère. Cette mère aime son fils plus que tout et elle lui sacrifie son bien le plus précieux : l'amour d'un fils pour sa mère.
Et moi, abasourdi par la force de cette mère, je m'en vais de la salle de soins. Je pense. Je pense au fils ou à la fille que je n'aurai jamais. Je pense à Johann junior courant dans le jardin après quelque animal peut-être le chat de la maison) pour voir quel effet ça fait de le baigner ou pour le promener, comme le faisait son père (Ah, tel père tel films) dans la benne d'un tricycle jaune. Puis, pour ne pas sombrer dans un romantisme de super-marché, je pense au biberon du bébé, à l'exaspération qui me saisit dès qu'un marmot pleure, à la chienlit des couches et aux emmerdements que me causera ce mouflet. Mon fils. Ma fille.
Mon père. Ma mère. Je vous aime. Simplement. Je vous aime et, si le temps a parfois glissé des brouilles entre nous, ça n'a été que temporaire.
Bien sûr, Colette m'exaspère parfois en ramenant tout à la maladie, en me protégeant de tout, en s'inquiétant toujours trop. Bien sûr, Yannick, qui réagit comme si la fin du monde arrivait dès qu'il renverse sa tasse de thé, qui fait toujours enrager maman chaque fois qu'ils parlent politique (et qui le fait exprès sachant très bien que ça l'énerve) me fatigue parfois. Mais je pense que je leur rends bien avec toutes les conneries que je fais.
Et de toute façon ça n'a pas d'importance.
Ce ne sont que des détails.
Seul le fait que se sont mes parents compte.
Pour des parents ordinaires, un enfant est déjà une lourdes responsabilité. Pour les miens, c'est encore plus lourd. C'est un pari qu'ils ont pris, un sacré pari. Ils ont parié qu'ils allaient m'élever, me voir grandir et qu'ils allaient tout faire pour que je vive. Tout faire pour que je vive heureux.
Pourtant, ils savaient qu'ils risquaient de me voir mourir. Ils ont tenu le pari. Merci, oui merci.
Je ne suis pas tiré d'affaire (mais qui l'ai un jour ?) mais je suis heureux. Heureux d'avoir des chouettes parents, heureux d'avoir une maison, heureux de manger à ma fin, heureux de respirer, heureux d'avoir des amis, heureux d'avoir connu le vingtième siècle, heureux d'avoir vu et lu des chefs-d'oeuvres, heureux de m'être amusé, heureux aussi d'avoir aussi pleuré, heureux même d'être heureux, heureux même d'entendre chanter les débuts de soirée, heureux, même, de respirer avec de l'oxygène la nuit, en un mot heureux de simplement être, d'exister.
Bien-sûr, je serais peut-être plus heureux si mon père était un riche industriel Américain, si je n'étais pas malade, si je vivais dans un luxueux building de Manhattan l'hiver et en Floride l'été, si j'étais assuré d'avoir un bon boulot et si je pesais 40 kilos de plus et mesurais 15 centimètres de plus...
Évidemment, il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade ! Comme dit si bien Stephen King (qui redoute sans doute le cholestérol à force de bouffer) : "On ai jamais ni trop riche ni trop maigre". Mais quel est l'intérêt d'une vie facile si l'on est pas conscient de sa chance ? Quel est l'intérêt d'une vie coincée entre l'argent, le luxe, la réussite et le sexe ? Quel est l'attrait qu'il y a à s'offrir une voiture si l'on peut la gagner en trois jours ? Où est le désir dans un telle vie ? Où est la joie, la vraie joie de vivre quand on ignore la privation ?
Ainsi, chaque fois que je fais un pas, que je monte un escalier, que je peux sortir dans le jardin contempler le ciel, je ressens une joie inconnue de celui qui fait ces gestes sans y penser.
Restez cloué au lit juste dix jours, sans poser un pied par terre, sans sortir hors de votre chambre. Et alors les gestes de la vie quotidienne vous apparaîtront comme une immense jouissance de la vie. Bien sûr, toi lecteur, tu pense que si tu pouvais passer une semaine ou dix jours au lit tu ne te ferais pas prier. Mais as-tu réfléchi ?
As-tu pensé qu'il te faudrait demander chaque fois que tu voudras quelque chose ?
Demander à boire ? Demander un biscuit si tu en as envie ? Demander pour qu'on allume la télé ? Demander pour qu'on vienne faire ton lit ? Demander pour qu'on te lave ? Pour qu'on t'apporte un pot pour chier dans une bassine en plastique blanc ? Demander pour qu'on ait l'obligeance de rester derrière la porte pour que personne n'entre pendant ce temps-là ?
Non. Tu n'y avais pas pensé . Quelle humiliation ! Alors voilà que maintenant chaque geste me fait plaisir. Ne serait-ce que pouvoir s'enfermer dans les toilettes. C'est bête, mais c'est pourtant vrai.
Donc, pour reprendre la comparaison avec le fils du multimillionnaire, je trouve que ma vie est belle. Car moi, au moins, je sais l'apprécier. Et je pense que je l'apprécierai encore plus après avoir fait un mois de réa post-greffe.
Je n'ai pas la vie la plus facile. Mais qui a une vie facile ? Je suis déjà en vie, mes parents aussi; j'ai un toit, je mange largement à ma faim (en fait j'ai souvent moins faim que ce qu'il faudrait) et je vis dans un pays libre. Pour un enfant martyr c'est pas mal.
Alors oui, Colette, oui, Yannick, je suis heureux et très heureux.
J'irai même plus loin.
Les seuls trucs valables, vraiment valables, passent par la souffrance (qu'elle soit physique ou morale). Il me semble que quelqu'un a dit (oui, mais qui ?) : "La souffrance que peut endurer l'être humain force l'admiration."
Alors, Yannick, Colette, j'essaierai de gagner votre admiration. Sans être maso quand même!

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