dimanche 20 avril 2008

J'ai changé J. Heuchel

20.04.90

Comme je me l'étais promis à Giens, j'emploie le plus intensément possible ces quelques jours à la maison. Cela fait maintenant une semaine que j'ai quitté la Côte d'Azur. pour l'instant, point de vue médical,tout va bien. Après une grippette de quatre jours, je crois être guéri. Plus de fièvre, juste un rhume qui continue à m'insupporter de temps en temps. En une semaine j'ai réussi à revoir mes meilleurs amis d'ici : Thierry, Eric, Laurence et Aude. (Quoique j'avais déjà vu ces dernières une semaine là-bas.) Je suis content d'avoir pu les revoir. Dimanche prochain je vais essayer de faire venir Eric, Laurence et Aude, et Olivier (un copain d'Eric que j'ai connu à "J.B.", mon ancienne école) pour jouer une partie de Cthullu. Ce soir je vais au cinéma voir Cyrano de Bergerac de gerbe en vrac, version 1990. J'ai lu la pièce il y a environ 5 ou 6 ans et plus j'y repense plus j'aime me voir en Cyrano. Non pas que j'ai un nez aussi grand (quoique !) mais parce que, comme lui, je tente de contrebalance mon handicap physique par mon esprit. Et vu que je fais flasher que les filles de 13 ans, il y a du boulot... Surtout quand on sait qu'elles ne flashent que parce que j'ai six ans de plus qu'elles... A ce propos, Stéphane (à qui j'ai raconté mon aventure au Pradet) m'a écrit pour me dire qu'il avait apprécié le discours que je leur avais tenu. Mais que je devrai prendre garde à l'exhibitionnisme.
Moi, Johann Heuchel the Flasher ?
Après tout, peut-être n'a-t-il pas tort. je m'en suis aperçu cette semaine chez mes copains. Avant ce long séjour je ne parlais jamais de la muco. Je détestais que ma mère en parle. Non pas que je niais la maladie (j'avais passé ce stade depuis déjà plus d'un an), mais surtout parce que je ne voulais pas m'attirer des regards chargés de compassion (de pitié, même), surtout si cette compassion était feinte. Je ne parlais pas de la muco, car, comme un Normand indécrottable, je ne voulais pas partager ces idées sur la maladie avec les autres non mucos.
Mais, lundi chez Eric, et jeudi chez Thierry, je n'ai pas pu m'empêcher de raconter plus ou moins en détail ces trois derniers mois. J'ai même dis à Thierry et à sa mère qu'en trois mois il y avait eu trois morts. je lui ai parlé (par allusion assez clair) d'Eric Chabaud qui est décédé en janvier après une greffe foireuse. J'ai dis à Eric que certains fumaient et pas seulement du tabac. Lors de ces deux conversations j'ai failli tout déballer : la mort d'Eric , celle de Christophe, la drogue, la folie qui fait que les mucos jouent avec leur vie comme d'autres jouent leur argent au Casino. Le quitte ou double. ça passe ou ça casse, et si ça casse, çà n'en fera qu'un de plus là-haut. "A la terrasse du temps qui passe...", comme a écrit Jean-Jacques dans un poème de sa composition. D'ailleurs, "on aura bientôt plus de potes là-haut qu'ici, en bas", avait dit Christophe quelques jours avant sa mort.
Je ne sais pas ce qui se passe. J'ai envie de crier aux autres qu'ils ont du bol, que la retraite est pour moi comme une chose irréelle. Hier, alors que je critiquais (je suis pourri, moi, c'est pas permis) ma grand-mère maternelle qui devient sénile, la maman de Thierry - qui sens peut-être l'âge de la retraite venir - m'a dit : " Tu verras quand tu sera vieux" ou quelque chose de ce style. J'ai répondu : "Pas de danger que je devienne vieux." Je ne sais pas si elle a compris. J'aurai dû dire : " Je suis déjà vieux." Mais j'ai peut-être bien fait de ne pas avoir l'idée de cette réplique à ce moment. Parfois mon esprit s'échauffe. J'ai envie de dire aux autres la morale de la BD de Stéphane Adam, La mouche éphémère :
"Pourquoi faut-il apprécier les choses quand elles touches à leur fin ?"
Je me sens las. Que m'est-il arrivé en trois mois ? J'ai changé. En bien ou en mal ? ça reste à voir.
Par moments j'ai l'impression d'effleurer la folie. Mon esprit enchaîne sur une suite de mots, d'expressions,dont la suite logique est si ténue, qu'après coup je n'arrive pas toujours à la reconstruire. Comme je ne sais plus quoi écrire maintenant. Cette démonstration devait m'emmener quelque part, mais où ? Oui, j'ai changé. Je le sens. Je le ressens. Au départ je ne parlais jamais de moi, de mes problèmes. Je me disais que les gens qui vont pleurer et raconter leurs misères auprès des médias sont des crétins sans force morale. Je les méprisais. J'étais un pro-écolo. Je pensais que l'innocence de l'animal était préférable à la stupidité calculatrice de l'homme. J'aurai sacrifié un homme plutôt que mon chat.
Et maintenant je suis passé à la télé avec, au-dessus de ma tête, les mots "Hôpital Renée-Sabran (Giens) spécialisé dans la mucoviscidose". J'ai même pris une photo de l'écran télé. je suis passé à FR; j'ai demandé à me faire interviewer à France Culture. J'ai été demander un greffon, des greffons. Et le 11 mai (enfin je ne suis plus très sûr de la date) je vais aller à un colloque sur les greffes à Rouen. je vais parler devant une salle (pleine ,) de ma vie, de mes problèmes à des inconnus, alors que, simplement deux ans auparavant, j'aurais fustigé ma mère du regard si elle avait dit à une de mes amies que j'étais fatigué.
L'autre jour, à Salvator, on a volé des chiens, des cobayes de M. Noirclerc. j'ai été scandalisé, alors qu'avant j'aurai sans doute applaudi des deux mains. J'ai même failli appeler RTL pour défendre Noirclerc, mais mon père m'a devancé. En un mot je suis devenu un exhibitionniste de la muco. Tout ça n'est-il pas en train de me bouffer la tête ? Où est passé l'ancien Johann ?
Ma vie bascule. Mes idéaux changent. Hier encore, chez des amis de mes parents, j'ai failli m'énerver quand le père de famille a déclaré que Calvet était un bon patron. Et aussi quand la mère a sorti une connerie sur Harlem Désir. Qu'est-ce qu'ils en savent de la vie des ouvriers de chez Peugeot et des crimes racistes ? Rien, à part ce qu'en dit la télé. dans ce cas, à mon avis, on ferme sa gueule. Comme moi. Chez eux, je me suis senti l'âme socialiste. En fait, c'est à leur façon d'avoir un avis sur tout, tout en ne sachant rien. Là aussi j'ai changé. Je ne me rappel plus ce que j'ai répondu, mais je n'aurai jamais osé le faire il y a quelques années. Comme je n'aurai jamais osé parler à France-Culture. Je change. Et ce changement trop rapide m'effraie. Peut-être ai-je seulement besoin de parler un peu. je parle déjà à toi, lecteur, c'est déjà ça de pris. ce qui m'effraie, c'est de changer à cause de la mucoviscidose, à cause de la mort. Je ne vaux pas mieux que n'importe qui. quand je vois la femme à la faucille à l'horizon je me raccroche à ce que je peux.
Je renie mon militantisme à la Bardot et je suis prêt à voir crever tous les chiens de la planète pour survivre. Je vais pleurnicher à la télé. Si j'étais bien portant je serai fondamentalement différent. Je serais sans doute un grand connard fasciste et macho qui croit en la loi du plus fort. On est tous prisonniers de son corps. On pense tous comme notre corps nous incite à penser.
Mais si l'esprit dépend du corps et que le corps dépend de la génétique, alors l'esprit, la pensée, comme le reste sont inscrits en nous. Il est alors inévitable d'être amené à penser ainsi, de telle façon. On n'y peut rien. Tout est programmé et l'homme est le jouet de ses chromosomes sur lesquels le pouvoir conscient, la pensée, le moi, n'ont aucune prise. Alors tout est une vaste farce ! La vie est déjà une comédie écrite. pas d'improvisation. Si la pensée elle-même est incontrôlable, il n'y a plus qu'à se jeter du cinquantième étage.
Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je suis déstabilisé. est-ce que je grandis et mûris réellement ? est-ce que je deviens fou ? est-ce que je suis une marionnette qui s'agite en voyant la fin du spectacle arriver ?
Est-ce que j'ai simplement ouvert les yeux sur ce qu'est la vie ? est-ce que ma pensée est autonome ou suis-je "programmé" par avance par un dieu dément ? Je ne sais pas. Je ne saurai sans doute jamais. L'humanité elle-même ne le sait pas.
Ce que je sais, par contre, c'est que je vais aller casser la croûte, parce que ces élucubrations m'ont filé faim.
Et puis, finalement, le doute est le propre de l'intelligence. Quelqu'un qui ne douterait pas serait un sot qui n'aurait pas vu la chose sous tous les angles. Or, l'intelligence caractérise l'esprit. Et, à plus forte raison, l'esprit critique. Alors, si je suis capable de douter, c'est que j'existe par moi-même. Je suis moi. JOHANN HEUCHEL. Et je suis encore perfectible.

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