samedi 8 novembre 2008

Je suis prêt J Heuchel

le 08.11.90 - jeudi, 10 h 30

JE SUIS HEUREUX. Tout simplement heureux. cela fait une heure que Jean-Jacques a quitté Marseille pour retrouver son Alsace natale ! Il m'a téléphoné hier au soir; il était sur le départ; sa mère finissait les valises. son infection du sang était bien la dernière. Maintenant la vie s'ouvre devant lui. Il doit être prudent pendant encore six mois. A ce moment, après un an de greffe, on saura si c'est réellement un échec ou une réussite. mais, déjà, ce simple retour à la maison est une formidable victoire. Après tout ce qui lui est arrivé, c'est magnifique. Comme il doit être heureux ! Aujourd'hui, il fait la route en VSL. Ce soir, il sera chez lui. Il va retrouver ce qui est le plus doux aux yeux d'un malade : son foyer . Et sa maman qui l'a suivi à chaque instant doit, elle aussi, être bien soulagée.
Lorsqu'il était venu à Giens, au moment ou il pensait déjà partir, elle avait eu peur qu'il n'y ait un contretemps. peut-être était-ce une prémonition, une forme d'instinct maternel. Cette fois-ci, c'est la bonne. Aujourd'hui, à travers la France, un VSL anonyme va rouler. Dedans, il y a Jean-Jacques. C'est mon ami.
Grâce à lui, je me suis intégré au Coty, j'ai découvert une certaine forme d'indépendance et de liberté, loin des contraintes qu'avaient fait peser sur moi une école trop stricte et des parents trop protecteurs. J'ai acquis une maturité qui m'était inconnue; j'ai découvert une autre façon de vivre. Je ne dis pas que j'imite Jean-Jacques à 100%, mais il m'a montré autre chose que le jeu de rôles, la lecture et la TV. Il m'a montré l'agréable sensation de découvrir l'inconnu, d'apprécier la vie d'une façon différente. de l'angle d'un café ou du fond d'une chambre d'hôpital, il a donné un sens nouveau à ma conception de l'amitié.
Être ami avec lui, c'est différent des amitiés que j'ai connues avant. Sauf, peut-être, avec mes cousines. Il m'a fait comprendre qu'un ami ce n'est pas nécessairement le type qui a vu la Guerre des étoiles dix fois, comme moi, ou qui lit Lovecraft, mais c'est, avant tout, celui qui partage tes problèmes, qui t'écoute, que tu écoutes et à qui tu peux parler franchement sans crainte. et ça c'est formidable.
Et il m'a aussi donné la force de surmonter l'épreuve de la greffe. S'il l'a fait, je le ferai. Même s'il a connu des moments de découragement, il a eu la volonté de s'en sortir.
Alors qu'en juillet ma détermination vacillait, maintenant elle a grandi. L'oscillation est positive. Même s'il y en a qui y sont restés (Guy surtout), je sais maintenant de façon plus consciente et réfléchie qu'il faut le faire. lorsqu'on m'a parlé de la greffe la première fois, j'étais contre. C'est maman qui m'en parlait comme d'une éventualité future. Quand j'aurais 25 ans. Puis, voyant mon état se dégrader en 88 (premier pneumothorax, les perfs de plus en plus souvent, les fibroscopies qui ne faisaient rien, l'oxygène à la fin de l'année), lorsque le docteur Bagdach (je ne me souviens plus de l'orthographe) m'a parlé de greffe, j'ai dit "oui", croyant avoir trouvé la solution miracle. Après des mois d'examens, d'abord à Paris, puis à Marseille, j'ai été mis sur la liste d'attente de Noirclerc, en juin 89.
J'étais à fond pour la greffe. les premiers morts ne m'ont pas ébranlé. Patricia n'avait pas eu de chance et, à cette époque, le spectre d'une fin comme Jonh me hantait. Tout plutôt que de crever la gueule ouverte avec un respirateur artificiel. Mais, début 90, la mort d'éric Chabaud, puis celle de Christophe m'ont ébranlé dans mes convictions. la greffe était-elle la solution ?
Jean-Jacques me remontait le moral. Son obstination farouche à être greffé m'encourageait. Quand il est parti, ça a été un vrai choc. Comme il allait plutôt vers le mieux, j'ai pris confiance. Mais l'été a été dur. Dieu sait pourquoi, j'ai commencé à redouter qu'on m'appelle. Jean-Jacques ne revenait pas. Stéphane tenait un discours très dur et pessimiste sur la greffe. Bref, je sentais mon envie d'être greffé foutre le camp et mon moral, ma volonté s'amenuiser. J'avais beau essayer de me reprendre (et j'y arrivais par moments), un rien me faisait douter atrocement. Puis Laurent est mort. Il n'avait pas la pêche. Je me disais : "C'est pour ça qu'il y est resté." Il avait trop peur; il était trop vulnérable. Et, en pensant à ça, je réalisais que, moi aussi, j'étais vulnérable. Moi aussi, je n'avais plus le feu sacré. J'ai revu Jean-Jacques en juillet. Ça ne m'a guère rassuré. Il avait l'air d'un zombie. Puis il est reparti en réa.
Là, l'oscillation a complètement changé de cap :"Qu'ils aillent se faire foutre avec leur putain de greffe !" j'ai pensé. "Finalement, avec des perfs régulièrement, je ne m'en sort pas si mal."
Puis, peu à peu, en Corse et en septembre, j'ai réalisé qu'en fait je ne tiendrais pas longtemps. Un jour ou l'autre, tous les antibiotiques seraient inefficaces. Là, je pourrais dire bye-bye aux vivants. Stéphane aussi m'a aidé avec sa tirade du lundi soir.
J'ai compris aussi que des gens m'aimaient, m'estimaient même. J'ai compris que je n'était pas seul. Oh, bien sûr, la splendide humanité se moque de moi et je me moque d'elle, mais mes parents, mes amis, mes vrais amis, - pas ceux qui viennent me voir de temps en temps histoire d'être en accord avec leur conscience -, mes vrais amis donc, valaient la peine de tout tenter. Et le monde aussi, peut-être, valait la peine d'être vu plus longtemps. Alors j'ai décidé, en mon âme et conscience, comme on dit, de tenter le coup. Et je pense avoir raison. Guy est mort. Ça aussi a été dur à encaisser, et pour Stéphane aussi, j'en suis sûr. Mais même Guy m'a poussé à continuer quand il était vivant. Il était mal; il en avait chié, mais il n'a rien regretté. Sauf, peut-être, vers la fin. Et encore ? S'il existe un au-delà, je sais que Guy est et que, là-bas, il espère bien que je vais tenir, comme Jean-Jacques a tenu. maintenant, j'attends la greffe avec sérénité. je pense pouvoir dire que je connais les risques. Mais, finalement, je n'ai pas le choix. Alors, je le ferai et j'y survivrai. Grâce à mes amis, grâce à Jean-Jacques.
Je suis prêt.

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