mercredi 24 septembre 2008

comme tout à chacun J. Heuchel

le 24.09.90 - lundi

encore une fois. je suis, encore une fois, revenu à la maison. heureusement, d'ailleurs, car après la Corse, après avoir quitté Stéphane, Martine (une autre mucotte exceptionnelle), Juliette, enfin avec ceux avec lesquels j'ai le plus d'affinités, Giens m'a semblé insupportable. Je ne suis resté que 48 heures, mais je n'avais qu'une envie : me casser, mettre les voiles, dire adieu à ces lieux et rentrer chez moi. A tel point que, pour ne pas passer une nuit supplémentaire là-bas, j'ai pris le dernier avion. Il décollait à 21 h 15, théoriquement. Mais l'aéroport d'Hyères est aussi un aéroport militaire. La caravelle dans laquelle j'étais n'a pu décoller qu'à 21 h 30 à cause des avions de combat qui faisaient d'incessants va-et-vient.
Notre commandant de bord a dit avec beaucoup d'humour : "sans doute s'entrainent-ils pour le Koweït." Ça n'a pas fait rire.
Toujours est-il que je suis arrivé à la maison à 2 heures du matin, complètement endormi. Mais la vue de ma chambre m'a tiré de ma léthargie.
Pendant mon absence, mes parents m'ont acheté cette fameuse étagère, ont repeint et tapissé les murs qui en avaient besoin. Bref, c'était magnifique.
J'ai passé les jours suivants à tout réaménager : livres, posters, BD, objets, tout a été dépoussiéré et rangé. Parfois ce furent des changements minimes, voire pas de changement du tout, mais je suis diablement content de l'aspect de mon "antre".
J'ai d'ailleurs toutes les raisons de m'en féliciter, car jeudi FR est venu filmer ma chambre. Enfin, pour être juste, il faut dire qu'ils sont venus interroger un muco pour faire un reportage à l'occasion de la "Virade de l'espoir". (Si un jour quelqu'un lit ceci et qu'il ne connaît pas la "Virade", tant pis pour lui, car je n'ai pas l'intention de m'étendre.) C'étaient les mêmes journalistes que ceux qui m'avaient interrogé l'année dernière, pour la même occasion.
J'en conservais un souvenir exécrable, dans la plus pure tradition du journaliste qui se balance complètement de ce qu'il raconte. Mais cette année, peut-être parce que l'on se connaissait déjà, mais surtout parce que la chose s'"est passée calmement à la maison, le contact est mieux passé. Ils m'ont interviewé au sujet de la greffe. "Comment allez-vous, comment vivez-vous, faites-vous des études, avez-vous peur ???" et ont illustré le reportage avec des prises de vue de moi dans ma chambre. Ce n'était pas mal comme reportage.
Il est difficile d'analyser ce que l'on ressent quand on se voit à la télé. Plusieurs sentiments contradictoires vous submergent. le plus fort est sans doute la gêne.
Bien sûr, quelqu'un qui passe à la télé parce qu'il est devenu champion du monde de boxe doit en tirer une grande fierté. Mais, lorsque vous venez vous montrer en tant qu'infirme, c'est moins facile. D'abord, cela me place dans une situation de demander (en générale, je parle du don d'organe ou l'on dit que je suis en attente d'une greffe). Et, s'il y a bien une chose que j'exècre à la télévision, c'est le misérabilisme, l'émotion idiote et facile, les gens qui viennent pleurnicher, la charité ignoble qui donne aux gens bonne conscience. On ne peut pas porter sur ses épaules la misère du monde vingt-quatre heures sur vingt-quatre, me direz-vous. Bien sûr. Et justement, parce qu'en fait je me fou de la faim dans le monde, parce que je n'ai rien à foutre des morts de la répression chinoise, parce que je me contrebalance de la vie en Albanie, en Roumanie, en Corée ou à trifouillis-les-oies. Parce que, comme pour chacun d'entre nous, il n'y a que MOI qui compte. Parce que, bien que la mucoviscidose fasse partie des fléaux de l'humanité, je sais bien que je m'en foutrais pas mal si je ne l'avais pas.
Ce que je veux dire, c'est que tous ces trucs médiatiques sont d'une hypocrisie folle. On joue sur l'âme sensible des gens pendant une émission. Le public se lamente un bon coup sur ces pauvres enfants. Puis il oublie. Trois jours après, il s'en souvient à peine. Il a oublié les images de la dure réalité pour ne conserver que le souvenir de l'émotion. Un souvenir atténué du malaise qui vous prend quand vous voyez les enfants leucémiques de Tchernobyl.
Et ce souvenir, devenu sans danger, car rendu flou par la mémoire et le subconscient (qui refuse d'admettre ça), permet aux gens de faire amende honorable. Ils gardent en eux le souvenir de l'horreur, mais sans la ressentir réellement. Car, si ces images étaient réellement atroces, inacceptables, alors ils prendraient leurs affaires et iraient à Tchernobyl, à Mexico après le tremblement de terre, etc.
Moi-même aujourd'hui j'évoque tout ça. Là, maintenant. Mais je ne lève pas mon cul de ma chaise et je ne vais pas proposer mon aide aux restos du coeur. Bref, tout cela en vain, superflu. Tout le monde s'en fout et moi le premier.
L'humanité est égoïste. Pire, elle se voile la face de la manière la plus perverse qui soit. Elle se croit bonne, charitable, elle fait semblant, mais elle n'est qu'un amas d'égoïstes. Et moi qui suis conscient d'être égoïste, ne suis-je pas le plus pervers de tous ? Tenir ce discours me déculpabilise. c'est encore une façon de nier son égoïsme.
Comme on dit dans ce cas-là : c'est comme ça et on n'y peut rien. Égoïste et con avec ça !
Alors, lorsque je passe à la télé, je me sens suprêmement égoïste. Moi qui suis tout de même bien loti. Quand je pense à ce que je dis et à ce que le monde en a à battre, ça me fait rire. Le cynisme est sans borne.
Et pourtant, comme tout à chacun, je vais faire mon speech, montrer mon ravissant visage de mort-vivant à la télé. Parce que, malgré tout ça, quelque chose m'empêche de tout foutre en l'air. Parce que j'ai la faiblesse de croire (égoïsme et vanité encore) que cela peut-être utile, que ça peut faire avancer les choses.
Tout n'est pas noir. Quelque part, quelque chose ou quelqu'un vous fait continuer. Qu'est-ce ? la foi ? L'amour ?
La seule personne avec laquelle j'ai effleuré ce sujet, c'est Stéphane. Notre relation en tant qu'êtres humains, notre amitié est ce que je connais de plus authentique. De plus réfléchi de part et d'autre. Je me rappelle, lorsqu'en juin il m'avait parlé de la difficulté de tout rapport humain réel. C'est un peu la même chose. Et, l'autre jour, en Corse, est probablement tombée la dernière chose qui empêche les relations réelles : la pudeur de l'esprit. Quoiqu'elle ne soit pas totalement tombée. Elle ne tombera jamais. Il est des choses que l'on garde pour soi. Des secrets trop personnels que l'on ne peut même pas dévoiler à une feuille de papier, fût-on seul avec elle. L'âme humaine ne supporte pas la mise à nu totale. il reste toujours un espace inviolé, des secrets préservés, des fautes inavouables. Des fautes si inavouables que seul le rêve permet de les appréhender, lorsque le conscient sommeille. des fautes que l'on tente d'oublier au réveil, honteux.
Tout cela est d'une grande complexité. Mélange de piété de l'âme et de péché mortel. Paradoxe de l'homme. Car, malgré tout ça, il y a quelque chose à faire : créer. Créer quelque chose qui vous survive, qui puisse faire que, même mort, vous apportiez votre contribution à ce vieux rêve : comprendre. Comprendre tout : la vie, l'amitié, la maladie, la religion, la science, le but ultime. Créer quelque chose de plus que ce qui s'est déjà fait. Faire progresser l'inconscient collectif vers la compréhension.
C'est ce qu'a fait Pierre-Jean Grassi.
La première fois que j'ai ente,du parlé de lui, c'était il y a moins de quinze jours. Stéphane, toujours lui, m'a parlé de lui. c'était un garçon atteint de la mucoviscidose. Il est mort, en 86, à 20 ans. L'année exacte, je ne devais la connaître qu'hier. C'était un compositeur très doué. Il n'a vécu que 20 ans, mais il a réussi à réaliser ce que Stéphane et moi tentons de faire : créer une oeuvre de qualité qui lui survive. Stéphane l'a connu. Il a été fasciné par lui. Il m'a dit que l'on avait tout à apprendre de lui. Moi qui est tout à apprendre de Stéphane ! Si Stéphane se sent tout petit à côté de Pierre-Jean, moi je me sens comme un gosse à côté de lui. Je n'ai pas l'acuité auditive qu'il faut pour juger une musique. Mais, demain, je vais écouter cette musique seul. Au calme, dans ma maison, je vais apprendre. Apprendre à vivre, apprendre à communiquer avec cet homme enfant de 20 ans, mort depuis quatre ans.

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